« Tout cela faisait partie d'un atelier de mécanique à l'origine. Tout était beaucoup plus simple quand je suis arrivée, il y avait peu de choses, du matériel... J'ai trouvé ce logement grâce au destin. C'est extraordinaire comme le hasard fait bien les choses, il y a presque 30 ans  que je suis arrivée  dans ce lieu et c’est là que je me suis retrouvée pour la première fois. »
Mélinée traverse la cour qui mène à la maison et je plisse les yeux et laisse l'intensité du parfum de pin noyer les bavardages des moteurs venant de la rue. Je n'entends plus les discussions des gens assis dans le quartier qui compte le plus de bars à Paris, le 11e, ni les heurts des corps qui se dépêchent de rentrer chez eux.
Pendant un très court instant, l'atmosphère autour de moi devient grave, mélancolique et en même temps triomphante. Une époque se termine, celle de la prison de la Bastille, et une autre commence avec l'inauguration de la Colonne de Juillet au milieu de la place. La Symphonie Funèbre d'Hector Berlioz guide les corps des révolutionnaires vers leur dernier voyage, en faisant tourner doucement les roues comme un landau où dort un nourrisson sans s'en douter, nous devons être au milieu du XIXe siècle ou aux alentours.
« À mon arrivée il y avait encore des couscous, des falafels et des baguettes chaudes le matin. Progressivement à la place de la boulangerie du coin, un magasin de vêtements en gros est apparu, puis un autre, puis un autre, ils ont remplacé toutes nos boulangeries et nos bistrots. En nous réveillant notre quartier n’existait plus, les gens ne se parlaient plus dans la rue et aucun des articles en vente ne nous était destiné.
Alors la lutte a commencé. 
La mairie a fait élargir les trottoirs pour rendre plus difficile le passage des camions de livraison, puis elle s'est portée acheteuse de magasins, et ça a fini par marcher, ils sont partis. Vous savez, il semble parfois pourtant que tout se passe au-delà de notre volonté, alors nous nous auto-exilons sur une île imaginaire. Il faut se regarder dans les yeux et combattre pour l’île commune qu’on habite déjà. »
Elle se lève brusquement, comme si elle avait oublié que la cuisinière était allumée, et me tend un vieux manuscrit illustré. C'est l'histoire d'un enfant qui imagine que chaque station de métro correspond à une histoire en fonction de son nom.​​​​​​​
« Quand j'étais adolescente, je me faufilais dans Paris et je rentrais en périphérie entre 11 et 1 heure du matin. Le métro de l'époque était très différent, peu de gens le prenaient tard hors de Paris et vous aviez peur du début à la fin de la nuit. Je n'oublierai jamais un exhibitionniste qui se branlait et me regardait fixement. Je n'ai jamais parlé à mes parents de mes retours périlleux dans la nuit par pudeur, une fille d'aujourd'hui le ferait, bien plus facilement. »
Mélinée tousse et sourit, son âme d'enfant prenant de nouvelles formes sans jamais se durcir, tandis qu'elle étudie le parcours à suivre pour vivre entre les murs de Paris. Elle a les yeux satisfaits d'un marin qui regarde une cartographie et s'imagine déjà avec un gouvernail à la main et une bande d'agate à l'horizon.
Nous sommes à Réaumur-Sébastopol lors d'une tiède soirée d'automne, et un sourd ronronnement berce le calme de la nuit. Baissant le regard vers le sous-sol, nous découvrons les rotatives d’imprimerie, elles tournent toute la nuit pour créer des histoires dans les journaux.
« J'étais documentaliste pour un journal et cela consistait à résumer les événements puis à les mettre sur le papier, à l'époque c'était fait à la main. Je travaillais rue Réaumur, c'était le quartier des journaux. En 68, les choses commençaient à changer, on n’imprimait plus avec des caractères en cubes de plomb, petits et grands, éparpillés un peu partout. C'était le début de la technique de l'offset, puis viendrait la technique de l'imagerie. Bientôt le papier ne sentirait plus la bonne encre, et nous n'en aurions plus les mains pleines de traces noires, d’avoir dévoré des yeux le journal du matin. La magie artisanale d’un grand corps de métier allait s’envoler. »
Elle regarde ses doigts, je pense qu'ils sont encore tachés de noir. Nous nous dirigeons alors vers le Pont-Neuf , au milieu des années 60, et l'aube est encore loin. Devant moi tout un peuple mêle ses odeurs, ses souffrances et ses joies quotidiennes au commerce, chaque jour depuis les premiers temps, elles habitent le cœur de Paris, les Halles, dans la nuit.
Mélinée, elle, marche d'un bon pas le long des pavillons, puis s'arrête inopinément et attrape une banane que lui offre un marchand de fruits et légumes. Elle a la nonchalance d'une abeille sur une fleur, celle que j'entrevois chez les balayeurs qui attendent le lever du soleil pour ramasser les restes du marché, et s'en vont joyeusement. 
Le parfum des fleurs fraîchement cueillies se mêle à celui de la mer encore entre les branchies du poisson, celui du sang des carcasses à la douceur des fraises. J'inspire à pleins poumons pour laisser chaque odeur me traverser et soudain, j'ai l'impression que les mains du boucher sont les miennes, je tiens comme lui le dernier souffle d'un poulet serré dans mes doigts. Je reste immobile quelques secondes, le temps que le ciel s'éclaircisse et que certains commencent à partir, puis j'essaie de mémoriser les visages de chacun, la place qu'ils occupent et qu'ils imaginent occuper à nouveau demain, ignorant qu'ils seront bientôt transportés à Rungis, loin de l'âme et du ventre de Paris.​​​​​​​
« ​​​​​​​Pour rentrer chez moi, dans le Quartier latin, je passais par les Halles, un monde pour les noctambules parfaitement intégré à la ville.
C'était un immense marché où l’on stockait des fruits, des légumes, de la viande, ils abattaient même des animaux sur place... Je rêve de retrouver ce lieu, de le retraverser la nuit en promeneuse, et de rencontrer ce garçon qui me donnait toujours des fruits. Traverser les Halles c'était comme rentrer dans un film. On était libres d’aller et venir en partageant un instant d’intimité avec les ouvriers de la nuit, qui sait si on supporterait cette liberté aujourd'hui. »
L'odeur des fraises cueillies est remplacée par celle de la peinture fraîche et une colonie d'objets, d'œuvres d'art et d'individus anarchistes occupe l'espace. 
Comme eux, je sens aussi le temps s'écouler de mes mains, je me rappelle chacun de ses tumultes, nous sommes ensemble, avec d'autres, en train d'écrire l'histoire.
« À la fin des années 60 et dans les années 70, j'avais l'habitude d'aller dans les squats, on y arrivait d'une façon ou d’une autre. Je me sentais très honorée d'aller dans  ces endroits si sales et dangereux, comme dans des rades, c'était un peu l'idéologie de 68.
Il y avait des artistes en collectifs. Non loin de la BNF, dans le 13e arrondissement, se trouve "Le Frigo", cela existe encore, “Le 59” rue de Rivoli aussi.
Savez-vous, à l'époque, on allait contre la loi pour préférer l'expression du désir, c'est ce qu’étaient  les squats d’artistes, une tradition qui date du XVIIe siècle. Aujourd'hui, il est possible d'exprimer certains  désirs en toute légalité de manière temporaire : c’est ça les friches culturelles, des désirs empruntés pour quelque temps. »
Les boucles de la femme à côté de moi bougent avec le vent, le temps change. 
Nous sommes dans le centre de Paris quelques années plus tard, et tout autour de nous des individus aux yeux bleus peuplent les matelas perforés des trottoirs. Des oiseaux aux ailes brisées se heurtent les uns aux autres en essayant de comprendre ce qui se trouve devant eux, de l'asphalte au lieu du ciel et un énorme rocher sur leurs épaules. 
« Quand j’étais petite, ce n'était pas comme ça... Avant il y avait des clochards, une catégorie très spécifique : la plupart du temps des hommes âgés, souvent avec une bouteille de vin à la main. Aujourd'hui, il y a de tout. Ces gens accumulent la tristesse comme de la poussière dans une maison inhabitée. Ils oublient que sous ce voile gris dense se trouvait autrefois une armoire en bois sculpté avec une toute autre histoire. C'est ce que sont les SDF, la victoire de la tristesse et de l'exclusion sur la vie même. »
Je retiens aussi mon souffle en pensant à toutes ces âmes qui se traînent, dans une métropole comme une autre, elles oublient des morceaux d'elles-mêmes ici et là, elles s'effacent de saison en saison comme si elles avaient une maladie dégénérative. Mélinée tend à nouveau le bras vers la table, cette fois elle me montre un livre avec des affiches de 68, dans son sourire je vois les visages des étudiants de la Sorbonne, ils composent des mélodies avec leurs idéaux, ils sont prêts à mourir avec le sourire aux lèvres pour y arriver.​​​​​​​

« On occupait la Sorbonne en permanence avec une joie extatique. Nous voulions être libres, libres de la rigidité de nos familles, de l'église, de toutes ces structures inadéquates. Nous voulions nous exprimer poétiquement haut et fort,  exprimer notre sexualité et ne pas en avoir honte. Et nous avons tout eu, plus facilement que nous ne l'avions imaginé. 
Aujourd'hui une autre colère anime les gens, tout brûle autour et on devrait s’en alarmer. Ils marchent tous avec des œillères, tout droit dans leur rue, comme si chacun parlait une langue incompréhensible pour l'autre.
Et vous, parlez-vous ma langue ? »

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