« ​​​​​​​Je vous emmène dans un lieu secret, j'y ai gardé ce que j'ai collecté ou ce qui m'a été donné au cours de ma vie.
Je suis né en 1934 dans une caravane, ça fait longtemps.. »
Je regarde autour de moi, l'espace dans lequel je me trouve est rempli de photographies en noir et blanc, de troupeaux d'éléphants, de tigres, de rhinocéros de différentes matières, alternant avec des peintures de chevaux, de bâtons et de cerceaux scintillants. 
Je recule, m'éloigne de la loge d'Émilien, la plus proche du rideau, remonte le couloir le long duquel vêtements et acrobates se mêlent aux objets grotesques, arrive à l'entrée principale et me fige sur le parvis. 
De la place Pasdeloup, Paris 11e, j'observe le Cirque d'hiver dans toute sa splendeur. 
Depuis son inauguration en 1852 par l'empereur Napoléon III, l'impossible est possible.
« Mes parents sont entrés au Cirque d'hiver le jour de ma naissance, en 1934, je suis là depuis toujours. 
Au début, il n'y avait pas d’électricité dans les caravanes, alors on les laissait au milieu de la place et on branchait  des fils électriques dans les maisons en face : nous avions le courant grâce à eux.
Si nous n'étions pas ici, nous voyagions avec le cirque, un jour on était en pleine ville et le lendemain on était dans de grands champs. Formidable, non ? »
Je laisse sa voix nostalgique m'emmener dans un rêve ou peut-être juste loin dans le temps, Émilien a six ans, se tient sur les épaules d'un clown et exécute un numéro acrobatique pour la première fois. La foule applaudit, il sourit et félicite son cheval en le caressant.
« C'est mon oncle qui m'a fait monter sur un cheval pour la première fois, j'ai adoré ça. Il me disait toujours : "Ne monte pas comme un cow-boy, domine ta monture". Il faut s'entraîner à maîtriser ses mouvements, pas ceux de l'animal. Le cheval est un animal très intelligent et peureux, il faut être patient avec lui et lui faire comprendre ce que l'on attend de lui. Un cheval qui apprend quelque chose ne l'oublie pas et surtout, il est votre compagnon, votre partenaire, c'est vous qui devez en prendre soin. Venez, allons voir un peu le spectacle. »
Le roulement des tambours et les lumières annoncent un nouveau numéro, une danseuse aux longs cheveux couleur noisette se jette en cercle et s'envole vers le plafond, tissant de ses membres des fils invisibles comme un ver à soie. Emilien se lève et se met à taper vigoureusement dans ses mains, l'âge de son corps s'annulant devant la ruée des sentiments.
Quelqu'un commence à jouer du violon et je revois Emilien, caché pendant la guerre. 
À quatorze ans, ses joues s'enflamment pour la jeune Espagnole qui vit en face du cirque et qui deviendra sa femme. 
Entre oasis et désert, Emilien met en scène des visions oniriques en mouvement.
« Savez-vous pourquoi tout le monde devrait aller au cirque au moins une fois dans sa vie ? Parce que le cirque est comme la vie, il y a tout au cirque. Il y a la musique, les lumières, la joie, la peur, l'adrénaline, le stress avant de monter sur scène... Ça t’apprend à te battre. Nous on montait le spectacle, puis une fois terminé on démontait et on reprenait le voyage, on dormait jamais vraiment. Il faut être courageux pour faire du cirque, c’est un métier dur mais on est heureux. J’ai que de beaux souvenirs. »
Les lumières changent, je vois Émilien s'entraîner pour le célèbre numéro de " La Poste ", se tenant en équilibre simultanément sur deux chevaux tout en saisissant les rênes des autres chevaux qui passent entre ses jambes, il ne perd jamais l'équilibre, il parvient à contrôler chacun de ses mouvements.
« Savez-vous ce à quoi on aspire lorsqu'on est jeté en l'air par un canon ? Que le mécanisme fonctionne, on ne peut pas tricher dans un cirque. »
Je regarde Émilien.
Se lancer dans un canon à Nice, les yeux bien ouverts, je vois qu’il n’a pas peur.
Se balancer sur le trapèze volant, faisant une apparition dans le film "Trapèze", en 1956.
Dire à Gina Lollobrigida ce qui compte quand on vole, faire confiance au porteur de l'autre côté de l’espace, lui parler et parler à tout le monde comme il le ferait avec les autres membres de sa famille, les fouiller du regard même s'il est très fatigué. 
Puis nous arrivons à quelques pas de la Place de Clichy, Paris 18e.
« En 1960, ma famille a acheté l'immeuble où se trouvait le cirque Medrano, 63 boulevard de Rochechouart, au bout de la rue des Martyrs et à côté du bar " Au Rendez-vous des  amis ". 
En passant par là, vous pouvez encore voir l'enseigne "Le Bouglione" à côté du supermarché. Mais à l'époque, ce n'était pas comme ça, quand vous passiez par là, il arrivait que vous regardiez un éléphant penché par la fenêtre par exemple. C'était une époque extraordinaire, extraordinaire en effet. »
Émilien rit en pensant aux éléphants, un rire attentionné dans un costume bleu et un grand cœur.
Il me montre d'autres photos et mon voyage dans le temps recommence, les différents spectacles se transforment comme des rêves en d'autres rêves, il y a toujours plus de séminaires, des artistes sur scène ou dans des fauteuils. Parmi eux, je reconnais Louis de Funès, Maria Callas, Edith Piaf, Alain Delon, Dali, Picasso, Joséphine Baker, ils font tous partie d'une grande famille et la famille au cirque est sacrée.
« Josephine Baker était une  femme incroyable, simple et gentille. Elle est venue pour un Gala spécial, on organisait ce genre d’événements une fois par an, le public était habillé en smoking les hommes et les femmes en robe de soirée. C’était pour les artistes en retraite, tout l’argent allait à cette maison, cela s’appelait le Gala de l’Union des artistes.
Les artistes faisaient des performances circassiennes, ils s'entraînaient pendant une semaine. Josephine Baker faisait un numéro avec des éléphants, elle était entraînée par mon frère Sampion. Moi j’ai entraîné beaucoup d’artistes, j’ai appris à Michèle Morgan à faire du trapèze par exemple. Ça existe plus tout ça, c’est fini. Les gens avant étaient attentifs à tout, ils respectaient tout, les gens avant respectaient la vie. 
Je pense que maintenant c’est juste chacun pour soi. »
Émilien regarde en bas, la bouche pliée à gauche, j’ai l’impression d’être en face d’un plateau vidé de tout personnage, de toutes les vies imaginées, beauté échappée au fil du temps.

Puis il reprend son verre et il me regarde souriant.
« J'ai tout fait dans ma vie, j'aime m'amuser, j'aime la musique, j'aime faire la fête, j'aime la vie. J'allais au Train Bleu à la Gare de Lyon, Paris 12e, avec Dali, un grand monsieur, je vous y emmène, c'est un endroit où il faut absolument aller. Et puis il y a les lieux de nuit, je ne sais pas si c'est pareil aujourd'hui, à mon époque il y avait des cabarets comme chez Michou, Paris 18e, un lieu exceptionnel !
Quand il commence à faire nuit, une autre vie commence. La vie de la nuit est la vie de la nuit et il faut la vivre ! »
De retour au cirque, j'observe le trait noir qu'un clown dessine lentement sur son visage, signature imprenable de tout clown, et authentique œuvre d'art.
Je tourne la tête vers Emilien, ses yeux aussi brillants que les bulles de savon qui, de la scène, atteignent presque tous les spectateurs, aussi purs que la source d'une rivière.
« Tout le monde est passé par le Cirque d’Hiver, même le prince de Monaco, un grand monsieur, il me rappelle un peu mon père. Mon père était un homme intelligent et surtout un homme au grand cœur. Être un vrai Homme signifie avoir un grand cœur, être là si quelqu'un de sa famille est dans le besoin. 
Et vous, avez-vous un grand cœur ? »

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