
« D'ici, on a l'impression d'être au théâtre, essaie de fermer les yeux. »

Je m'accroupis à côté de lui et son rythme devient le mien, de mes mains à mes pieds. Je ne suis plus sur le quai de Jemmapes, Paris 10e, je ne regarde plus les immeubles aux couleurs pastel, le canal et les rires ébouriffés. Je ne suis plus à Paris le jour de la fête de la Musique.
La brise marine caresse mon visage, je suis en Amérique latine. Roberto me serre la main, il a quatre ans et la mer fredonne entrelacée avec sa voix d'enfant; de même que le chêne conserve dans son tronc les lieux où il a vécu, de même sa langue a gardé dans ses nuances toute l'histoire de l'Argentine.


« Je voyageais avec ma mère et mes frères. Ma mère nous a demandé d'écrire une lettre à mon père, qui n'était pas avec nous. J'ai dessiné ce que j'avais autour de moi, des poissons. À partir de ce moment-là, j'ai su que je voulais peindre. Les réponses sont dans les détails. »
Le rythme ralentit, nous marchons dans les rues de Buenos Aires, dans le quartier de Roberto, il a le visage acéré d'un aventurier, les ongles tachés de peinture et les cheveux aux épaules. Parmi les visages qui m'entourent, je reconnais Arias et Marucha Bo, nous sommes en 1966, et un fort courant de passion passe dans leurs yeux. Peu après, ils créent le groupe TSE, le Théâtre Sans Explication, ils franchissent les frontières imposées par leur époque et ils fondent un théâtre libre.
Les lumières et les personnages changent, nous sommes en 1968 à l'Institut Di Tella de Buenos Aires.
C'est le premier jour d'une exposition et les visiteurs laissent toutes sortes de signatures et de pensées sur l'installation de Roberto, "Los Aseos", les toilettes [1].
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« J'ai présenté une installation, la salle de bains. Elle se composait de deux portes, l'une à côté de l'autre, avec le symbole des damas y caballeros, femmes et hommes. On pouvait se laver les mains ou se moucher, mais il n'y avait pas de sanitaires.
Les visiteurs ont commencé à écrire n'importe quoi sur les murs, à faire des graffiti; toute cette surface, les murs, est devenue une manifestation graphique notamment contre la dictature, les militaires. Le lendemain du vernissage, on ne pouvait plus entrer, l'œuvre était censurée et il y avait des militaires devant la porte. Alors les autres artistes, en solidarité avec moi et la liberté d'expression, ont emporté leurs œuvres et les ont détruites dans la rue dans un grand feu.
Puis un ami m'a dit que mon travail était trop subversif et qu'il valait mieux quitter l'Argentine, c'est ainsi que mon exil a commencé. »
Roberto se tait, l'air autour de nous qui était chaud et envoûtant devient aussi froid et lourd que les boulons qui scellent encore l'Institut Di Tella. Les lumières se rallument, le rideau s'ouvre et des personnages aux visages indistincts, récitant en anglais, se perdent dans des silhouettes de gratte-ciel.

« Comme d'autres Argentins, je suis parti à New York, il y avait du bon travail là-bas. Andy Warhol peignait sur des modèles et je peignais sur d'autres surfaces. Un Américain m'a dit que lorsque l'on a du succès à New York, on ne quitte pas New York, et dans un sens il avait raison, mais je voulais aller à Paris pour travailler sur la scénographie d'Eva Peron de Copi, et c'est ce que j'ai fait. C'est la détermination qui fait la différence, le reste compte peu. »
Le rythme devient valsant, nous sommes à l'arrêt Télégraphe, 20e, la station de métro la plus profonde de Paris, 20 mètres sous terre, et le point le plus haut de Paris.
« Je vais t'emmener dans mon atelier, comme ça tu sais comment revenir. »

Le lieu qui m'accueille a mille autres lieux en son sein : comme une poupée Matriochka d'où émergent des copies de plus en plus petites de la grande mère, ainsi chaque pas m'emmène dans un nouveau monde.
Dans les innombrables pots de pigments à l'entrée, dans les nuances des couchers de soleil de toute la planète terre, dans les tubes de couleur à l'huile repliés sur eux-mêmes, je sens l'entêtement de l'homme qui me regarde de la table. Dans les pinceaux de toutes tailles et de tous types, sa précision. Tout autour, des toiles à perte de vue montrent Roberto et son ombre à tous les âges et dans mille-et-un univers.

Roberto me regarde déambuler parmi les tableaux et les livres, puis se lève, fait de petits pas vers la bibliothèque à côté de la table à manger, prend un livre sur la philosophie soufie et commence à lire.

« Le créateur de l'ordre est celui qui ordonne la création en parfaite harmonie, non seulement tout ce qui est en harmonie avec lui-même, mais aussi tout ce qui est en harmonie avec tout le reste. Cet univers apparemment infini fonctionne comme une horloge. Tout est pour un et un est pour tout. Observez comment tout en vous est connecté, fonctionne ensemble et comment, lorsqu'une partie est défaillante, cela affecte tout le reste.
Pour apprendre la danse soufie, on met un objet entre les pieds, et on commence à tourner. »
J'observe la posture de l'homme qui, à quelques mètres de moi, commence à tourner en rond. Une main vers le ciel et une autre vers la terre, je le regarde composer des cercles invisibles avec ses pieds, s'unissant de plus en plus à l'Unique.

« L'art et la philosophie sont liés, bien sûr. Je peins ce que je vis, il s'agit de transformer la réalité en esprit, de se peindre soi-même, d'aller à l'origine, à l'essence. Je pense avoir fait 1000 toiles, j'en fais une par jour, je cherche toujours l'origine. »
La source de tout est dans l'ombre de Roberto, peinte sur une grande toile à ma droite, dans sa voix qui résonne, entonnant Cucurrucucù, Paloma, dans la lenteur de ses pas.

« J'ai créé ce pénis pour Marucha Bo. On voit sur le mur l'affiche du spectacle avec un gros rectangle sur le pénis, ils l'ont censurée. Il faut toujours parler, créer, penser, même quand on est censuré, surtout quand on est censuré. »
Le petit rire de Roberto est aussi libre et lumineux que la colombe qu'il chante, il s'envole avec moi quand je regarde accrochées au mur les affiches de ses 125 scénographies, de l'Opéra de Paris à la Scala ; elles me parlent sous tous les angles de l'âme profonde des personnages, des auteurs, des musiciens, les histoires de tous formant un seul collectif.

« Dans tout ce que je fais, il y a une recherche d'expression minimaliste, qui ne peut être atteinte qu'en éliminant. Il faut balayer le superflu, éviter les béquilles, les objets qu'on trouve le plus souvent sur le plateau, à l'échelle humaine c'est presque la même chose.
Et toi, balayes-tu le superflu ? »