

« Les lumières n’énervent personne, les gens qui s'arrêtent pour regarder dans les vitrines ont toujours le sourire aux lèvres. Regardez votre visage, vous êtes en train de sourire aussi. »

Je me penche vers la vitrine pour regarder de plus près les objets qui s'y trouvent. Dans tous les coins et sur toutes les étagères jusqu'au plafond, lampes à huile, prises électriques, fils de laiton et d'acier racontent aux passants l'éclairage d'un siècle et demi, de 1775 à 1925.
Comme le gaz dans les anciens luminaires qui m'entourent, mon corps se disperse dans l'air. Les yeux de feu du cadran solaire de Dali, à quelques pas, 27, rue Saint-Jacques, me poussent de plus en plus loin du 4, rue Flatters, Paris 5e. Je suis dans un cocon harmonieux et rassurant. L'air s'accroche au corps jusqu'à devenir une seconde peau ; la musique classique, fille d'Autrichiens, d'Allemands et de Français, passe, des doigts effilés d'une femme au piano, à l'enfant qu'elle protège dans son giron.

« Je suis né en 1950, à Istanbul, dans une famille arménienne, j'ai donc une histoire très particulière. Tout le monde dans la maison était musicien classique, ma mère a été premier prix du conservatoire d'Istanbul, elle était toujours en train de jouer, on peut dire que je suis venu au monde en connaissant déjà la musique, elle me transporte instantanément dans un monde rassurant et indescriptible. »
Je me laisse bercer par la voix du narrateur et la musique de fond.
J'ai l'impression d'être à Istanbul, les sons et les instruments se mêlent aux mosquées et aux bateaux, au ladino, la langue des Juifs arrivés d'Espagne après l'expulsion du XVe siècle, à l'arménien, au kurde.
Langues parfois oubliées au fil du temps comme des ancêtres avec lesquels on partage la forme du nez.
J'ai l'impression d'être à Istanbul, les sons et les instruments se mêlent aux mosquées et aux bateaux, au ladino, la langue des Juifs arrivés d'Espagne après l'expulsion du XVe siècle, à l'arménien, au kurde.
Langues parfois oubliées au fil du temps comme des ancêtres avec lesquels on partage la forme du nez.

« La musique traditionnelle d'Asie mineure, c'est-à-dire d'Anatolie, est très différente de celle avec laquelle j'ai grandi chez moi. C'est une musique monophonique, il n'y a pas de contre-mélodie, il n'y a qu'une seule ligne mélodique malgré les tentatives de polyphonisation.
Je me souviens que Gomidas, un prêtre arménien, un peu comme Zoltan Kodaly en Hongrie, collectait les mélodies traditionnelles et polyphonisait les mélodies des chansons populaires anatoliennes. Tout était mélangé, peu importait que la musique soit d'origine turque ou arménienne.
Vous savez, on parle beaucoup des génocides, des discriminations et de la violence qui ont frappé les peuples qui ont vécu et vivent sur ma terre natale. On parle peu de mouvements artistiques comme le Collectif Medz Bazar, ils mélangent et explorent différentes mélodies dans des langues différentes. C'est des jeunes qui vont dans une direction positive, ils cherchent la compréhension mutuelle malgré la diversité. »
Je tourne la tête, Ara a des jambes comme de petites bûches, il a quatre ans, et le bruit d'une gifle lui apprend que la langue parlée est une arme contondante.
Danger à l'extérieur et violence à l'intérieur.

« Quand j'avais quatre ou cinq ans, avant d'aller à l'école maternelle, je ne parlais pas un mot de la langue du pays, je ne connaissais que l'arménien. La première fois que j'ai été libre dans la rue, que j'ai joué avec d'autres enfants, j'ai appris un gros mot en turc. Je ne savais pas ce que cela signifiait, alors quand je l'ai répété à ma grand-mère, j'ai reçu une gifle.
A l'école, arménienne, il était interdit de parler turc entre élèves, même si certaines matières étaient enseignées en turc.
Il en va de même pour la musique : en dehors de la musique classique, il n'y avait rien pour mon père, c'était de la musique d'âne, interdit à la maison.
Disons qu'il n'est pas du tout surprenant que j'aie voulu quitter ma famille et partir. Je ne voulais pas que mon destin soit tracé par mes parents, par la vie de la communauté, par les normes du pays : pourquoi nécessairement épouser une femme arménienne ou être obligé de faire son service militaire ?
Pour nous tous, être Arménien à Istanbul signifiait rester à flot dans une zone saumâtre, en équilibre entre l'eau salée et l'eau douce. »
Le temps change, l'odeur du café se mélange à l'odeur âcre des gaz d'échappement en hiver comme en été.
Le soleil effleure à peine le Bosphore tandis que le corps d'Ara s'étire comme un tronc d'arbre, il découvre l'art nouveau sur l'affiche psychédélique d'un groupe pop britannique, il joue du piano, il fréquente le conservatoire et le lycée français.
Dans son regard, il y a un sentiment pur.
Puis toutes les eaux de la mer de Marmara, du Bosphore, de la Corne d'Or disparaissent, nous sommes à Marburg, en Allemagne. Ara a vingt et un ans et il est loin des nœuds sévères et des caresses humides de sa patrie.

« C'était le début d'une nouvelle vie pour moi, en dehors du foyer familial.
Très vite j'ai réalisé que j'aurais préféré mourir plutôt que d'être un soldat, ce que j’ai évité grâce à mes études, suivies de mon premier mariage.
J'ai commencé aussi à réfléchir à ce que je pouvais faire puisque je voulais arrêter mes études. À l'époque, je savais faire trois choses : jouer de la musique, prendre des photos et cuisiner. Finalement, j'ai trouvé par hasard une lampe de table sur le trottoir, une lampe en bakélite très simple. J'ai changé le câble, la seule pièce en mauvais état, je l'ai montré à un antiquaire et j'ai commencé à acheter beaucoup d'autres lampes.
Dans la vie, il arrive que ce qui semble être une petite boule de neige se transforme en une énorme boule, une avalanche disons.
Dans la vie, il arrive que ce qui semble être une petite boule de neige se transforme en une énorme boule, une avalanche disons.
Dans mon cas, la découverte de cette lampe m'a permis de créer mon métier petit à petit. »
L'architecture et les gens autour changent, la rivière Lahn cède la place à la Seine. Ara a deux gros bagages sous les bras et il flâne dans la ville.
Il se laisse séduire par l'air huileux des Invalides, les Champs-Élysées au parfum de noix de coco et l'ozone du métro pénétrant le corps comme des épingles à nourrice.
Il se laisse séduire par l'air huileux des Invalides, les Champs-Élysées au parfum de noix de coco et l'ozone du métro pénétrant le corps comme des épingles à nourrice.
La complétude a des yeux et des narines, aucun complément d'objet et l'érotisme s'élève en parlant de liberté.

« Je voulais découvrir Paris.
Parmi mes premiers souvenirs, il y a certainement l'odeur d'ozone du métro. Quand il y a un contact électrique, il y a des étincelles qui produisent de l'ozone qui a une odeur particulière, j'adore ça. Je me souviens ensuite de l’ avenue des Champs-Élysées, étonnamment large par rapport à ce à quoi j'étais habitué à Istanbul, et je vois encore le marchand qui vendait une sorte de lait de coco à la fontaine.
Les souvenirs restent même si les lieux de l’époque disparaissent. »
Ara s'arrête pour éteindre une lampe au col de céramique à la flamme démesurée, la lumière devient plus faible et plus mystérieuse, il reprend la parole.

« Lors de mes voyages en France dans les années 1970, j'ai commencé à me promener dans Paris lorsque je venais rendre visite à ma future épouse, et à découvrir les marchés aux puces de la ville.
Si vous commencez par le nord, il y a la Porte de Clignancourt, le marché de Saint-Ouen, Porte de Montreuil, Porte d'Aubervilliers. A l'intérieur de Paris, en revanche, commencez par le marché d'Aligre et descendez jusqu'au Kremlin-Bicêtre, Porte de Vanves.
Ensuite, il y a le travail de restauration des lampes, pour moi elles sont comme des filles qui partent pour leur mariage. »

Je regarde les outils qu'Ara utilise pour travailler, je l'imagine en train d'enlever la couche de nickel des lampes, de dévoiler le charme du laiton usé.
La lumière change à nouveau, j'avance aux côtés d'Ara dans les rues de la ville lumière comme si une lampe d'Aladin nous poussait d'un côté à l'autre. Nous passons sur les rails d'une gare, future maison de l'Opéra Bastille, puis tout droit vers le Musée d'Orsay, nous le voyons se transformer progressivemment, passant de gare à hôtel abandonné, puis décor choisi pour des films et des représentations théâtrales. Nous laissons derrière nous les murs noirs de crasse du futur musée d'Orsay, nous survolons Istanbul, l'atmosphère est aussi sombre que le bitume de l'asphalte et les rues au Moyen Âge, je regarde mon guide chercher sa ville entre les murs et les individus divergents après presque deux décennies.

« Une fois marié, j'ai pu retourner en Turquie à la fin de 1994. Istanbul était méconnaissable, la population était dix fois plus importante que lors de mon départ. Toute la disposition de la ville avait radicalement changé, et bien sûr la substance humaine et sociale du pays avait également changé. Un jour, j'ai croisé un homme portant une cravate, un chapeau et une canne, ce qui indiquait clairement son âge. Nous nous sommes regardés, nous avons hoché la tête et nous sommes repartis chacun de notre côté, mais nous pensions tous les deux la même chose : nous nous sentions appartenir à un monde différent, le monde d'avant, celui qui n'a pas l'habitude de voir des femmes voilées à Istanbul, ni des personnes exhibant des vêtements religieux.
Aujourd'hui, tout ce qui était intéressant est en prison. La presse est en prison, l'opposition est en prison, les idées sont en prison, les gens qui écrivent sont en prison. Ils sont tous en prison ou en exil. »

De retour à Paris 5e, la faible lumière d'une bougie touche une lettre gravée dans la pierre, un hommage à Hrant Dink, journaliste et écrivain arménien, tué par trois coups de feu en 2011.
Dans l'autre pièce, je regarde un grand triangle bleu fixé au mur et observe Ara avec curiosité.

« Cette lampe partira bientôt prendre sa place dans un musée parisien. On voit ce genre de lampe dans tous les quartiers qui se sont développés au XIXe siècle. Il s'agit de plaques d'anciens bâtiments que l'on peut trouver, par exemple, rue Berthollet, au 22, 24 ou 26, près de mon magasin, et rue de Lyon, près de la gare. C'est des plaques de cuivre, avec un insert perforé des deux côtés d'une plaque opaline, bien visible même la nuit ; en forme de triangle saillant, ils étaient éclairés par un petit bec de gaz situé à l'intérieur. Ces numéros étaient obligatoires pour la préfecture pour faciliter le travail non seulement de la police, mais aussi des cochers, les taxis de l'époque. »

Ara pose une tasse de café turc sur la table et m'invite à observer la surface du liquide. Le mot kiffer, souvent utilisé en français pour signifier plaisir, vient de kif, dérivé de l'arabe, mais aussi probablement du mot turc keyif : la mousse à la surface du café, le premier plaisir.
Il approche la tasse de sa bouche et prend la première gorgée de café, bruyamment.


« La première gorgée de café turc, on la boit bruyamment, ça se passe comme ça, le premier pas vers le plaisir, qui prendra fin lorsque vous atteindrez le fond de la tasse de café, se fait toujours bruyamment. »
Ara termine son café d'un trait et il allume une autre lampe.

« Pour moi, ce n'est pas seulement l'histoire d'une lampe qui est importante, mais aussi comment la lumière a permis aux gens d'approfondir leur environnement avec une seule bougie allumée.
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la lumière artificielle était très chère, le commun des mortels restait dans le noir.
Au début du XIXe siècle, l'éclairage s'améliore avec l’utilisation du gaz. Il faut avoir deux, trois, quatre points de lumière dans une maison et encore plus dans d'autres lieux. Ainsi, en multipliant le nombre de points lumineux, nous serons dépendants de la lumière artificielle, jusqu'au gaspillage et à la pollution.
La lumière est une source de vie, elle doit être choyée.
Et toi, te souviens-tu que la lumière est une source de vie ? »