

« C'était un quartier de gangsters ici, il y a quarante, cinquante ans.
Viens, on va faire un tour. »
Le quartier, 17e arrondissement, ressemble à un village. Les habitants se reconnaissent au bruit d'un talon et ignorent l'égarement d'une ombre au coin de la rue.
Jean Claude ouvre la voie jusqu'au parc des Batignolles, le ton de sa voix monte et descend au gré des mots qui s'attardent dans sa gorge, sucrés, acides ou légèrement salés.

« Avant d'avoir les prothésistes dentaires, les musiciens et le reste, il y avait des bars comme ‘Le café des sports’ près du parc des Batignolles. Il valait mieux ne pas y aller trop souvent, il y avait toujours des bagarres, des règlements de compte et des choses comme ça... Et puis il y avait la prostitution, il n'y avait pas de filles dans la rue, elles attendaient à l'intérieur des petits hôtels particuliers... C'était comme Pigalle, mais en plus secret. »
Je scrute du regard les immeubles qui m'entourent, je cherche sur les murs limpides l'indice de leur passé enflammé.
Jean Claude retourne à son enfance, à quatorze ans il fait ses premiers pas de foxtrot [1] dans une salle de bal, saxophone et batterie dessinent des longitudes et latitudes transparentes.
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« On habitait pas loin de la rue Blomet, dans le 15e arrondissement, et le week-end, on entendait le boum-boum venant du 'Bal Nègre'. Quand j'ai grandi un peu, j'y allais avec mes parents. C'était un lieu mythique, le Bal Nègre, magnifique. Il y avait beaucoup de monde, surtout des Noirs, qui dansaient magnifiquement sur toutes sortes de musiques. Je crois qu'ils l'ont fermé à cause de la guerre, aujourd'hui ils l'ont rouvert, mais il ne s'appelle plus " Le Bal Nègre ", mais " Le Bal de la rue Blomet ". C'est comme si on changeait le nom de la Tour Eiffel parce qu'on ne peut plus dire Gustave Eiffel, je veux dire, c'est la même chose, c'est triste. »
Arborant l'enseigne du cabaret antillais, Le Bal Nègre, l'un des plus populaires pendant les années folles, a poursuivi son chemin vers la gloire, en accueillant, entre autres, Simone de Beauvoir, Boris Vian et Albert Camus. Toute personne de passage dans la capitale française était la bienvenue, à l'exclusion de tout préjugé racial.
Loin de l'odeur des fleurs et du sexe des années 30, je retrouve la moiteur du Quai de Seine, à quelques pas du terrain sur lequel sera construit l'Institut du Monde Arabe, synthèse volontaire de l'architecture orientale et occidentale.
À l'arrêt Maubert-Mutualité, un jeune garçon a les mains et les yeux rivés sur les vitrines d'un magasin de magie, le plus ancien de la ville, Chez Mayette [2].


« Tout a commencé avec une boîte à magie que mes parents m'ont offerte chez Mayette. C'est là que j'ai eu la chance de rencontrer un couple d'illusionnistes qui étaient au Musée Grévin et comme mon père avait une revue médicale un peu ennuyeuse qui s'appelait ‘Art et Sana’, qui organisait des spectacles avec des entreprises etc..., j'ai commencé à partir en tournée avec eux, on a joué dans les hospices, là où il y avait la tuberculose, même dans les prisons...
A Paris je suis arrivé plus tard, la première fois c'était à l'Hôtel Lutetia, Paris 6e, j'ai fait un numéro de quinze minutes et j'avais des enfants comme public. Je voulais apprendre à faire toutes ces choses impossibles pour faire rêver les autres, c'est ce que font les magiciens, ils font rêver les gens. »
Jean Claude sourit, une aura de maturité calme et d'ouverture au monde enveloppe son corps et se transmet à ceux qui l'entourent. Je l'imagine apprenant à jouer avec des colombes, des cylindres et des bulles magiques, se perfectionnant jusqu'à devenir un trompe-l'oeil humain.


« Je suis parti de chez moi à quatorze ou quinze ans parce que j'avais trouvé des gens que je préférais ; je ne voulais ni vivre avec papa et maman, ni épouser une fille d'une famille juive, ni continuer à étudier le journalisme. Je voulais créer mes propres familles. Pour moi la famille ce sont les amis que l'on choisit et je suis content de ne pas avoir eu d'enfants.
Je connais beaucoup de gens qui ont des enfants et qui ne s'en occupent pas, dans ce cas il vaut mieux ne pas en avoir, mais chacun choisit pour lui-même... Il est important de respecter les goûts des autres, même s'ils peuvent être opposés aux nôtres. »
Le rideau s'ouvre et se ferme, nous sommes dans les années 1970, Jean Claude a un physique d'adulte et conserve toute son âme.
Le numéro 12 de la rue de Marignan, devenu un hôtel à l'austère façade noire, est couvert de plumes. C'est ainsi que La Grande Eugène, le spectacle transformiste de Michou, a secoué son élégant public.


Plus il sait, moins il rêve ; le plaisir va souvent de pair avec l'inconscience.
« Quand on apprend les astuces, c'est beaucoup moins amusant d'être magicien, alors j'ai arrêté et puis je voulais faire du théâtre, le numéro de magie que je faisais était de toute façon très théâtral.....
Je ne savais pas par où commencer et à un moment donné, j'ai rencontré des gens de la mode qui m'ont emmené au spectacle de cabaret 'La Grande Eugène'. Le spectacle était génial, si bien qu'à la fin, j'ai dit à la dame du vestiaire que je voulais travailler avec eux. Elle m'a dit d'aller les voir au bout de deux ou trois mois sur les Champs-Élysées, où ils déménageraient du Palais Royal.
Au bout de quatre mois, je me suis présenté avec des photos des spectacles que j'avais déjà faits en tant que travesti et ils m'ont engagé.
C'est ainsi qu'est née "Erna von Scratch", et je suis restée à La Grande Eugène très longtemps, dix ans...
Il faut simplement essayer. »
Jean Claude se racle la gorge, je le vois poser ses plumes et marcher avec un singe sans une patte vers Montparnasse.
Alors que le soleil se couche, seuls ses yeux brillent libres et vrais avec le néon du Sept, le père du Palace, 9e arrondissement. Derrière une petite porte noire, voici le centre névralgique de la culture queer des années 1970, le tremplin des disc-jockeys, Guy Cuevas en tête.
Le climat chaud de l'époque contraste avec les sushis à température ambiante que l'on déguste aujourd'hui au même numéro de rue, 7 rue Saint-Anne, 1er arrondissement.
Jean Claude continue à jouer, collants et robes de soirée pour monter sur scène, cheveux longs et extravagance en liberté après le dîner.
Il transfigure la chair et les sentiments, c’est un idéaliste aux cheveux gominés et à la cravate de soie, une bête affamée dans le corps d'une grand-mère italienne, il a plus de vies qu'un chat, les vies du comédien de théâtre.

« J'ai travaillé dans la publicité pendant 18 ans, je jouais dans la publicité 'Marie' et j'avais beaucoup de succès. J'étais une sorte d'influenceur, je veux dire que j'étais un comédien qui faisait de la publicité pour un produit, je gagnais de l'argent, mais je n'étais pas sur YouTube ou quoi que ce soit, j'apparaissais un instant sur des chaînes de télévision à l'époque et c'est tout. Aujourd'hui tout le monde peut faire des blagues comme celles que je faisais, mais sur tik tok, et devenir un influenceur, tout le monde peut le faire, je pense surtout aux filles, elles sont à la limite de la prostitution quand même. A l'époque c'était facile de comprendre que c'était de la publicité, aujourd'hui ça ne l'est plus. »
À la frontière entre la montagne et la mer, entre l'Espagne et la France, entre ce qui se passe dans le monde des humains et ce qui se trame autour d'une table dans le jardin avec deux chiens sur les genoux, je regarde avec curiosité la bague en forme de cochon que Jean Claude porte à l'auriculaire, il commence à jouer avec son visage et ses mains, il a la symétrie impeccable du pantin dirigé par un marionnettiste expert.

« L’autre jour, je regardais une actrice que j'aime beaucoup et pendant toute l'interview, elle n'a fait que remonter le masque qu'elle portait, terrible, comme ces filles qui passent leur temps à faire tourner leur doigt autour d'une mèche de cheveux ou à fixer une touffe de cheveux qui tombe. Si elle tombe, on la laisse tomber.
Il faut être conscient de ses gestes, chaque geste a sa raison d'être, il faut s'adapter en fonction des circonstances, dans la vie comme au théâtre. Qu'est-ce que le théâtre, sinon la représentation de plusieurs vies et de différents personnages, de ce que nous voudrions faire ou de ce qui nous est impossible dans la réalité ? Le théâtre, c'est la vie. »
J’observe Jean Claude, il regarde la caméra avec des yeux magnétiques, il est absolu et dramatique, ce que l'on oublie parfois faire partie de l'humain.
Il prend la parole, sérieux et détaché.

« Nous avons réadapté le livre d'Amélie Nothomb, ‘L'hygiène de l'assassin’, avec Natalie Cerda et Didier Long, il y a environ 20 ans, peut-être même 25. C'est le seul rôle qui m'a fait souffrir, le personnage était un monstre obèse et j'étais plutôt mince à l'époque, donc je portais une prothèse. Au début pendant deux heures j'étais ce personnage et puis je revenais à la normale, après trois mois je n'avais plus besoin de la prothèse, quelque chose s'était inversé, dans la vraie vie on ne pouvait plus me parler, je glissais complètement dans le personnage, j'allais très loin dans le réalisme, les gens avaient peur pour moi, j'avais atteint 170 kilos. Quelque chose avait changé dans l'interprétation du rôle, mais après, la performance a été magnifique, c'était intense, le public a aimé ce monstre, comme cela arrive avec les méchants dans les séries. Dans la vie, nous avons tous des envies de meurtre, bien sûr nous sommes éduqués, entraînés à ne pas le faire, mais au théâtre, nous pouvons faire n'importe quoi et c'est agréable de voir ça, on s'y attache presque ! Quand le spectacle s'est terminé et que je me suis regardé dans le miroir, j'ai ressenti un grand dégoût, pour moi et pour le monde, et j'ai compris que je devais me vider de toute cette haine pour me retrouver. C'était la même chose avec la cigarette, je fumais trois paquets par jour, j'ai arrêté du jour au lendemain, sans rien.
Ce n'est pas la volonté qui te fait arrêter ou te retrouver, c'est le sens du dégoût, le dégoût est une sorte d'art. »
Je me penche en avant, comme si moi aussi je pouvais sentir le dégoût, mais rien.
Je regarde encore l'anneau en forme de cochon et la maison de Jean Claude, le champ de vision est totalement occupé par des porcs de toutes tailles et de toutes matières.
Ainsi répond celui qui convertit les moqueries du monde en passions et en divertissements mystérieux.
Jean Claude reprend son discours, en mai 68, entre Saint-Michel et Saint-Germain : les rues débordent de monde comme un fleuve en crue.

« Tu sais, quand je pense à Mai 68, je pense au livre 'Le banquier anarchiste' de Pessoa, tu l'as lu ? Tous les politiciens devraient le lire, j'ai joué dans un court-métrage où le réalisateur a condensé le contenu du livre en six minutes, c'était extraordinaire. Il parle de l'argent et de l'amour, c'est tellement intéressant parce que c'est extrême, à la limite, impossible presque, mais on se rend compte que ce ne sont pas les politiciens individuels qui peuvent changer les choses et surtout que l'argent ne mène pas au bonheur.
La simplicité rend heureux. Je ne pense pas être Dieu ou un grand comédien, je suis moi et je reste accessible.
Le bonheur, c'est la réalité de la vie avec les autres et la simplicité. »
Les derniers mots résonnent dans l'esprit, bonheur rimant avec simplicité.

« Les restaurants comme Le Select, La Coupole, Le Dôme, étaient les restaurants des artistes peintres qui étaient fauchés. La plupart des artistes peintres qui sont morts de faim et qui sont devenus connus et aimés après leur mort, mangeaient au Select ou au Dôme à l'époque et il y avait toujours quelqu'un pour s'occuper d'eux.
La Coupole était ma cantine à l'époque, quand j'avais de l'argent je le dépensais, sinon comme il y avait toujours beaucoup de monde, quelqu'un m'invitait.
Je me souviens d'une conversation avec Mylène Demongeot, nous nous disions que nous sommes restés insouciants, dans le sens où nous continuions à profiter de la vie.
Rien n'est grave, on a des malheurs, on souffre, les autres souffrent, il y a des guerres, on est solidaire les uns des autres et on choisit ce qu'on va faire le lendemain matin.
Et toi, es-tu insouciant(e) ? »