« Laissez-vous de la place au vide ?  »
Je guette instinctivement la réponse à l'horizon, la femme se tourne vers moi et se met à marcher.
Le chemin qui mène du Jardin du Luxembourg à l'église Saint-Sulpice (Paris 6e) m'apparaît sous un jour nouveau : les réverbères, les murs et les bâtiments eux-mêmes trouvent leur raison d'être dans ce que j'entrevois au bout de la rue, tout vit et existe en fonction de l’église à la beauté inachevée.

«
Emprunter la rue Saint-Sulpice (Paris 6e), dans les années 45-50 était une aventure très poétique. Il n'y avait pas toutes ces boutiques de vêtements que l'on peut voir aujourd'hui ni ces hordes infernales de touristes. Je voyais essentiellement autour de moi des boutiques religieuses, vendant des chasubles pour les prêtres, des encensoirs, des bougies... après tout, nous sommes à deux pas de l'église Saint-Sulpice[1].
Ce n’était pas ce monde voue à la consommation outrancière mais un monde que l’on aimait parcourir, guides par les senteurs, les tissus, les habits rouges ou noirs des devantures. Sur les cintres pendaient des vêtements vides de toute présence humaine. C’est cela tout le vide que j’aime évoquer. Un univers qui laissait libre cours à l’imagination, a la contemplation…
L’entassement de mes cartons… c’est une tout autre histoire… 

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 »
René se fige sur la dernière affirmation, alors que pas très loin dans le temps, dans la même rue, se déroule un moment sacré.
Dans la pénombre qui précède le crépuscule, au moment où tout est mêlé à la création, une centaine de coqs et de poules deviennent un substitut de l'être humain : on est à la veille de la fête juive du Yom Kippour [1] , on se prépare à l'expiation de tout péché.

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« Et donc, la veille du Yom Kippour, rue des Ecouffes (Paris 4e), il y avait des grandes caisses et dedans il n’y avait que des poulets partout, des centaines de caisses de poulets. C'était pendant ce qu’on appelle le ‘kaparot’[2], c’est-à-dire le sacrifice de poulets qu’on fait pour la fête juive de Kippour. T'achètes un poulet et tu le fais égorger par un Rabbin, ensuite tu le donnes, tu fais un cadeau aux gens qui n'ont pas les moyens. Et bah, tellement il y avait du monde qu’on égorgeait le poulet devant les synagogues, dans la rue. 
Tu vois que c'était un village ? Voilà t'as compris ce que je te disais au début, tu m'as compris maintenant! »
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Au fil des ans, le rituel change de forme mais garde sa signification initiale. Sur certaines parties du globe, on fait encore tourner trois fois un coq au-dessus de sa tête en récitant le texte qui convient, d'autres envoient des offrandes d'argent ou préfèrent donner les dix-huit pièces de monnaie symboles de la vie [3].

Les aiguilles de l'horloge se remettent à tourner en même temps que les mots de l'homme. 

À huit ans, il court rapidement du Marais à la Seine. 
Peut être que seuls les animaux et les enfants sont exempts de jugements et d'attentes.

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« La seule chose qu'on pouvait faire lorsqu'on était des enfants c’était d'arriver jusqu'à la Seine, on pouvait nager à l'époque. La Seine était propre, les pêcheurs, tout le long des quais, pêchaient le poisson et le mangeaient… C’était pour nous le seul moment où l'on pouvait se sauver du quartier, on y allait en cachette bien évidemment. Il fallait enlever ton pantalon et ton slip pour les garder secs, et rentrer à la maison à l’heure et sans que la police te voie. Si on faisait des bêtises, la police nous prenait par les oreilles et ils disaient: tu rentres chez toi. Ils étaient en vélo, il y avait une sorte de proximité. Aujourd'hui, si jamais un policier ose toucher un enfant c’est l’enfer, et si jamais on se jette dans l’eau sans habits, c’est même pire… »
L'homme accompagné du coq éclate d'un rire tonitruant et cristallin comme la Seine quelques décennies en arrière. 
Les années défilent jusqu'à sa majorité, Paris se dévoile à lui. Et de même à tous ceux qui possèdent l'équivalent d'une pièce de monnaie (dix francs ou la contre-valeur de 1,50 euro exactement), avec l'envie de partir à l'aventure. 

Mai 68 et les études universitaires, en revanche, ressemblent à un léger coup de vent, faisant à peine bouger quelques cheveux.

René m'indique une fenêtre aux contours rouge passion, la bibliothèque-source d'un savoir mêlé à beaucoup de sueur.
« Un jour, quand j'avais 24 ans et que j'étais à la fac de psychologie, un copain m'a demandé un coup de main pour un travail de débarras de caves. C’est là où j’ai eu l’idée de revendre des objets, des objets d'art. Mais, attention, je comprenais rien à la valeur et la beauté de ces objets-là : je connaissais rien de l’art, ni Léonard de Vinci, ni  la Renaissance italienne. 
Du coup j'ai commencé à aller tous les jours à la Bibliothèque Forney (Paris 4e), comme si j’allais à l’école, mais tout seul quoi. Je lisais, j'apprenais, y a là tous les bouquins que tu veux.  Puis j'ai commencé à faire le tour de tous les marchés parisiens avec des panneaux publicitaires qui disaient : 'Brocanteur, achète, achète'. 
Au début, on se fait avoir parce qu'on ne comprend rien, il m’a fallu pas mal d'années pour avancer, sans parler de la réaction de mon père quand je lui ai dit que j'arrêtais mes études pour être antiquaire, mais j'ai continué quand même. »
Je le revois cet homme entrer dans ce lieu sous la pluie ou le soleil, étudier et regarder autour de lui comme si le monde était lui aussi un livre à déchiffrer. 
Il a ouvert plusieurs boutiques pour son propre commerce,  en gardant l'approche amicale que son passé dans le Marais lui a insufflée.
« Non mais, tu vois comment c'est la vie? T'as rien, et puis tu fais des rencontres, tu vois une possibilité et t’en fais un business, tu travailles.
Si t’as un ‘feeling’ avec une personne que tu rencontres, il faut suivre ce ‘feeling’ là. Si ça ne passe pas avec la personne, tu prends la porte, mais si ça passe, c'est la chance de pouvoir donner. »
L'homme doux comme une datte continue de passer en revue les années de sa vie. Voyages, travail et apprentissage se succèdent avec le don de son temps, et je m'étonne de son infatigable capacité à être là pour ceux qu'il accueille entre cœur et pensée. 

Au numéro 18 de la rue des Ecouffes (Paris 4e), juste au-dessus de la porte en bois d'un immeuble parisien classique sur laquelle on peut lire ‘Fondation Roger Fleischman’, René et le coq entrent et me font signe de les suivre.
« Cette photo est très dure, dès que je l'expliquerai, tu me diras : ‘Non, je ne te crois pas, tu vas pleurer’. 
Tous les enfants que tu vois sur la photo venaient ici avant la Seconde Guerre pour étudier le Talmud Torah [4]
(en hébreu), ils apprenaient à lire et à écrire, ils mangeaient ici, comme moi. J'allais à l'école à quelques mètres d'ici. Ils sont tous morts dans la Shoah, seuls deux enfants ont survécu. Si tu es juif, ils te tuent, c'est tout.
Le problème, c'est que l'on confond Israéliens et Israélites : je suis un Israélite français, un Juif français, mais je ne suis pas Israélien. Mais pourquoi à l'époque de mes parents, quand les gens venaient du Maroc ou d'Algérie, il y avait beaucoup moins de problèmes entre Juifs et Arabes ? Nous étions tous mélangés. 
Il faut expliquer que les juifs de France n'ont rien à voir avec ce qui se passe en Israël, ils ne mordent pas.  Ils déjeunent avec des amis, qu'ils soient juifs ou non. Je déjeunerai avec toi, quelle que soit ta religion. »

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Des enfants me regardent depuis le mur en face de moi, aussi immobiles et familiers que les objets qui m'entourent. 
Mon regard passe lentement sur tout ce qui se trouve près de moi : à l'entrée de la fondation, des candélabres à sept branches s'appuient sur une cuisine en acier, plus loin des lustres en cristal regardent quelques ventilateurs, des livres dorés surplombés par des horloges numériques murales, tout semble suivre la logique du mélange de la diversité qui aboutit à la beauté la plus pure. 
Mes réflexions sont interrompues par l'arrivée d'un jeune homme qui pose une question dans une langue incompréhensible pour moi.
« T'avais vu que là quelqu'un vient de rentrer et me demande de lui prêter les téfilines [5]  pour faire sa prière dans la synagogue. Ce sont les liens qu'on met tous les matins pour faire la prière. Il m’a demandé si ici c’est une synagogue ashkénaze [6]  (des pays de l'Est) ou séfarade [7]  (d’Afrique du Nord). Il est déjà en train de faire une différence, alors imagine-toi les autres. Moi je lui ai répondu : ‘Ici, c'est séfarade mais tout le monde peut venir.’ 
On n’interdit à personne de venir ici, tout le monde est le bienvenu, quelle que soit sa religion. Si tu es belle, ou pas, si tu as les yeux bleus ou les yeux verts, si t’es juive ou musulmane, eh bien c'est ton problème, tu es née comme ça, telle que tes parents t'ont créé. Ta naissance reste le cadeau des cadeaux, c'est ma conviction, et au cours de ton existence, tu peux changer de perspective, mais c'est ton cœur qui te le dira, seulement ton cœur. »
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J'observe le garçon dont René parle, son corps est tendu et concentré. 
Je regarde à nouveau l'homme accompagné du coq, il reprend son histoire.
Au fil du temps, il devient directeur et expert au Crédit Mutuel (Paris 4e) et trésorier de la Fondation Rothschild (Paris 4e), le lieu de la synagogue où il a grandi et qu'il n'a jamais quittée. 
Je comprends maintenant pourquoi ce lieu semble plein alors qu'il n’y a personne.
« Dans la vie on ne sait rien, moi j’aurais jamais pensé me retrouver à m'occuper de la synagogue. J’ai une tête à synagogue moi ?! Mais, que ce soit dans le business, que ce soit dans ma vie, que ce soit la synagogue,  je vais jusqu'au bout pour avoir ce que je veux, je ne recule devant rien. Il faut savoir saisir les opportunités. Quand j’ai commencé à travailler en tant que Directeur et expert au Mont-de-Piété [8], honnêtement je ne pensais pas rester là bas très longtemps, je pensais ne rendre service qu' une fois. Il s’est avéré que je suis resté plus de vingt ans, donc, on ne sait jamais rien de ce qu’il va se passer. On ne sait rien, il suffit de savoir cela, et c’est magnifique. »
[8] Pour plus d’informations cliquer ICI
Le coq chantonne, René le caresse avec la douceur de celui qui touche un nourrisson à ses premiers vagissements. 
Lorsqu'il reprend la parole, il a encore sa tendresse dans les yeux.
« Ce n'est pas parce que tu as conduit une Ferrari Daytona ou que tu as une Rolls que tu as réussi dans la vie, non. Si tu as eu la chance de faire un travail qui t'a permis de gagner beaucoup d'argent, pense toujours aux autres. C'est pourquoi le samedi est sacré pour moi, je le dédie toujours à mes amis. Je résume en deux secondes : n'oublie jamais d'où tu viens.
Partage ce que tu as dans la meilleure comme dans la pire des situations. À la fin de tes jours, tout ce que tu as donné ne sera pas à regretter.
Et toi, regretteras-tu quelque chose ? »

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