« Les gens s’y arrêtent car ils leur manque quelque chose. Les salons de coiffure d'aujourd'hui sont des laboratoires, tous pareils, modernes, sans âme. »
Je m’y arrête aussi, enchantée par le regard lointain de cette femme, elle m'amène ailleurs. 
Je pars de la Place de la République, où entre les sauts des skateurs dans la semaine et les jets de gaz lacrymogène lors des manifestations du weekend résonne la révolution. Un périmètre de dalles en béton englobe trois histoires et trois quartiers en passant, le 3e, 10e, 11e arrondissement. L'adéquation parfaite entre les victoires remportées et celles qui n'attendent que nous. 

Katya a 10 ans, elle est cosaque et française. Elle est portugaise, espagnole, italienne. Elle prend mes mains et je m'envole à Saint-Ouen (Saint-Ouen-sur-Seine 94400). Le Marché aux puces a le goût des moules frites que les gens mangent dans la rue. Le bruit de charriots de fruits et légumes atteint mes oreilles, les marchands des Quatre Saisons crient pour vendre leurs marchandises, les accents mélangés créent un doux bourdonnement, une chanson de toujours. 
« Quand j'avais 10 ans, et que j'habitais Porte de Clignancourt (Paris 18), on étaient tous ensemble. Italiens, espagnols, portugais, français. On était tous des enfants, on était tous courageux. Il n'y avait pas de racisme, il n'y avait que de la chaleur humaine. »
Nous sommes peut-être une ou deux années plus tard et toute mon attention est prise par la courbure et les mouvements d'un pied d'un naturel parfaitement formé, ses gestes sont aussi souples et gracieux que ceux d'une libellule. Bien assise sur un fauteuil,  j'observe Katya danser à l'Opéra de Paris, "un petit rat" parmi les autres. Elle ne sait pas encore que la guerre va changer le cours de sa vie, la sienne et celle des autres petits rats à ses côtés.
« Un jour le docteur est venu à la maison me visiter, il a vu mes pieds nus et a dit à ma mère que je devais danser. Je suis devenue un petit rat de l'Opéra, j'aimais bien l'être. Après la guerre, je ne pouvais plus faire de la barre, il fallait travailler. Mon beau-père m'a dit : Au lieu de travailler tes pieds, tu vas travailler la tête. La vie est ainsi faite. Il y a toujours des changements de vie, pourtant, dès l'instant où tu nais, tu sais ce que tu vas être. »
Magnétique, fière et sans artifice, Katya remonte le fil de son histoire. Le salon de coiffure n'a pas toujours été là. Elle rit de la vie d'une manière franche et moqueuse, c'est le rire de quelqu'un qui connaît le poids des choses, de toutes choses. 
« J’ai commencé à travailler à 14 ans. À 17 ans et demi je suis devenue coiffeuse. Je me suis démerdée, ce n'est pas avec mon cul que j'ai acheté tout cela. Au début j'avais le certificat d'ouvrière, on me plaçait comme débutante, ça veut dire que je venais de commencer alors j'avais la moitié de la paye d'une ouvrière. Après 3 ans je suis devenue une ouvrière, alors je gagnais mieux ma vie. C'était de la valeur, maintenant n'importe qui vient ici, tu as besoin d'un brevet pour t'installer mais tu ne restes pas longtemps. Tout le monde veut arriver quelque part,  sans pourtant y rester. »
Je cours à Saint-Ouen, le temps de regarder ses cheveux longs, elle est élue reine du marché aux puces, elle a 20 ans.
Je m'allonge à coté de Souleymane aussi connu sous le nom de Tuna, un chat ou une chatte du Bengale,  qui me regarde de temps en temps, puis retombe dans un sommeil insouciant. Souleymane a les pattes repliées et le corps allongé sur le trône siégeant derrière la vitrine, s’il était un être humain il ou elle aurait 120 ans. 
 Souleymane souhaite que le monde soit libre de prier le dieu qu’il préfère, que chacun soit libre d’être soi-même.
« J’ai des homosexuelles qui viennent ici, et alors je préfère les homosexuelles aux copines. Souvent les homosexuelles ont souffert dans leurs vies. Quand quelqu’un a souffert, soit il est plus armé soit il est plus sensible. Alors je préfère des gens sincères aux filles qui baisent avec leurs maris justes pour le fric. J'ai horreur de la mesquinerie des gens. Mon frère est mort, ma sœur est toujours là. Cette connasse. Je ne la vois pas depuis 50 ans. J’avais plus d’affinité avec son mari, un Espagnol, il travaillait dur à Saint-Ouen, il était antiquaire. Ma sœur n’a jamais été sincère, quand on dormait ensemble à 10 ans, je ne voulais pas que l'on se touche, jamais. »
Libres et parfois indifférents, Tuna et Katya regardent le monde qui défile sur le trottoir du boulevard Magenta. Tous fatigués comme la modernité qui prend la place de l'authenticité. 
« Ça fait 50 ans que je suis boulevard Magenta, et j'en ai ras la casquette. Il y a que moi maintenant, avant ce n'était pas comme ça. Il y avait tout, tous. Il y avait les ritals, il y avait une charcuterie, quels beaux saucissons. Ils sont tous partis, il y a plus de charcuterie. Pendant un moment il y a eu des boutiques de meubles, et tu pouvais entendre chanter - Bien l'bonjour Monsieur Levitan avez-vous des meubles ? »
Katya chante en rythme, puis elle se tait, elle prend à nouveau mes mains et m'entraîne dans son monde. Elle a à peu près mon âge, presque trente ans. Elle travaille dur, elle ne demande rien à personne. Elle est comme un chat, sans collier. Nous sommes dans une salle de danse, une des clientes de Katya est assise à côté de nous. 
« On était dans un dancing, ma cliente attendait son Jules, il n’est jamais venu. Puis moi j'ai rencontré Yves, c'est comme ça, c'est la vie. La vie est bizarre, tu travailles et puis la vie te tombe dessus. Je ne voulais pas me marier moi, je suis indépendante. J'ai rencontré Yves à mes 29 ans, on s'est mariés à 50 ans mais je l’ai toujours appelé ‘mon fiancé’. Il n'y a plus de patience, Yves était derrière, moi j'étais devant. Il faut trouver quelqu’un avec qui tu t'entends bien sinon il vaut mieux se quitter au tout début.  Les gens jettent, on balance, on balance. Avant il fallait rester ensemble malgré tout, aujourd'hui on part malgré tout. »
Les lumières du salon sont éteintes, les petits animaux en peluches me regardent comme s'ils n'étaient plus là. 
L'essentiel se cache entre de la laque pour cheveux et une chaise poussiéreuse, dans le crayon asymétrique qui entoure les yeux de la femme en face de moi. 
J'admire son collier avec deux chats en or et soudainement je crains que tout cela puisse disparaître sans que je puisse tracer la trajectoire de cette histoire, de son histoire. Elle se plonge brusquement en avant, on dirait qu’elle entend mes pensées intimes.

« Il n'y a plus beaucoup de gens pour parler. Les gens d'aujourd'hui sont spéciaux. On dirait qu'ils ont peur, peur de respirer, ils sont claustrophobes, ils sont paniqués.
Et toi, as-tu peur ? »

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