
« Je ne retrouve plus le Paris de mes souvenirs. Est-ce que cela t’arrive aussi quand tu penses à la ville où t’es née ? »
L'odeur inimitable d'une cigarette se répand dans mes narines, puis disparaît comme les sillons du vent sur la terre ferme avant l'arrivée de la marée haute, et la forme que prend une ville dans la mémoire de toute une génération.
Je regarde celle qui parle, au milieu des maisons à colombages de la Butte-aux-Cailles (Paris 13e)[1]. Elle a des cheveux en pétard qui partent dans tous les sens et un regard intense, elle me fait penser à une rock star qui compose selon les phases du moment.

« On ne prenait pas de photos à l'époque, mais c'était extraordinaire d'aller dans le 13e. Entre la place d'Italie et la porte d'Italie, il y avait des porches immenses partout et quand on passait devant, on sentait l'odeur des vaches. J'y accompagnais ma mère pour acheter du beurre, des œufs, cueillir des cerises... J'ai toujours aimé y aller parce que c'était comme avoir un peu de campagne en ville, il n'y avait même pas un grand immeuble. »
Passées les années où les rêves et l'imagination étaient bloqués dans un lieu indéfini et inodore, Michèle remonte le courant, de l'adolescence au début de l'âge adulte. À quelques mètres de la gare de Lyon (Paris 12e), j'entrevoit un regard déterminé qui se bat pour trouver un moyen de gagner de l'argent et de quitter le domicile de père et mère.
A dix-huit ans, elle commence à enseigner, ses élèves sont des jeunes sous contrôle judiciaire qui s'échangent de petites bouteilles d'alcool, ce sont les enfants de ceux qui travaillent dans les entrepôts de Bercy [2] (Paris 12e), ils n'ont pas grand-chose à perdre dans ce quartier dangereux. Elle se console en se rappelant que travailler là est le premier pas pour s'éloigner de la banlieue où elle a grandi.[2] Pour plus d’information cliquer ICI

« Le 14e était populaire, c'était le quartier des petits commerces et de la classe moyenne avant sa disparition totale....
Quand j'étais gamine, j'habitais en face du parc Montsouris (Paris 14e). J'avais ma 'bande' et je jouais là, puis il y avait la bande de la rue Lemaignan, celle de l'avenue Villemain et celle de la rue Gazan, nous étions tous des camarades de classe du même quartier et nous jouions aux 'bandes rivales'.
On jouait comme ça dans la rue et de temps en temps on sentait une odeur très forte de levure, c'était drôle, je n'ai jamais compris ce qu'ils foutaient, dans cette usine de bière pas loin.
Aujourd'hui, je ne vois plus d'enfants qui jouent dans la rue. Et toi tu jouais avec ta bande ? »
Solange sourit à un voisin de table. Ce qui frappe chez elle, c'est le ton grave de sa voix qui contraste avec les lignes lumineuses qui couronnent son visage : elles alternent entre gaieté et drame à tout moment.
Elle boit son café d'un trait, en laissant le paquet de sucre intact, et reprend la parole.

« Quand j'avais quinze ans, je suis allée en Normandie en vacances avec un groupe de VVF (Villages-Vacances-Famille). Une amie de ma mère lui avait dit qu'ils organisaient des réunions là-bas pour soutenir l'amitié franco-allemande.
Je me souviens qu'un soir, en rentrant au camping avec une amie, des Français ont commencé à nous insulter violemment et j'ai eu très peur.
Onze années s'étaient écoulées depuis la fin de la guerre, mais les gens continuaient à haïr les Allemands. Nous savions qu'Hitler n'aimait pas les Juifs, mais nous ne savions même pas pourquoi.
Il faut lire beaucoup et beaucoup de points de vue pour essayer de comprendre l'histoire, sinon nous continuons à vider l'histoire de tout ce qui est bon et mauvais et, ce faisant, nous nous éloignons des gens.
Aujourd’hui on entend tellement de gens dans la rue accuser quelqu'un d'être un salaud, ils expriment une opinion sans en lire d'autres, ils se vantent de ce qu'ils entendent et voient sans donner de véritable explication, ils continuent à victimiser les gens, tout le temps, c'est insupportable, ridicule et surtout la vérité n'est pas là !
Nous sommes très petits, très, très petits. Après tout, nous ne savons rien et nous ne voulons pas toujours savoir... »
Le visage de Solange tressaille quelques secondes, puis redevient calme et jeune.
Je la revois à dix-huit ans, dégustant une frite de McDonald's en Allemagne, les habitants la considèrent comme une révolutionnaire, elle arque les sourcils et joue avec les mots d'une langue étrangère.

« Quand j'ai eu 18 ans, je suis allée en Allemagne pour étudier l'allemand et j'y suis restée deux ans, puis j'ai commencé à avoir nostalgie de Paris, le vieux Paris, je veux dire : celui où l'on pouvait se promener d'un bout à l'autre de la ville sans être effrayé.
L'Allemagne a été une surprise pour moi, je ne m'attendais pas à trouver un énorme campus américain, le pays était déjà totalement américanisé. Les coutumes, la musique et toute l'Allemagne avaient été totalement influencées par le plan Marshall. En France, nous n'avions pas de McDonald's et nous écoutions de la musique française quand même.
En Allemagne, il y avait déjà un amalgame sans saveur avec les marques américaines, un peu comme ce qui se passe aujourd'hui dans tous les pays... Il n'y a plus de vraie Espagne, pareil en France, pareil partout.... Nous devrions remettre en question nos habitudes, au moins nous pourrions redécouvrir l'identité de l'endroit d'où nous venons. »

« Ce qu'on appelait le quartier latin était habité par une population très jeune : 20, 25 ans.
A l'époque, il n'y avait que des étudiants partout, tous les cafés, toutes les terrasses étaient fréquentées par des gens qui allaient à l'université. J'ai rencontré mon mari dans un café près de Notre-Dame, l'enseigne est toujours là mais le café a fermé, il s'appelait ‘le petit ba’".
Mai 68 a décentralisé les universités : les universités de Nanterre, de Vincennes, de Cergy ont été créées … L'École Polytechnique, qui était près de la place de la Contrescarpe, a déménagé en banlieue.
Je ne pourrais même pas te dire combien d'universités il y avait dans le Quartier latin, mais je peux te dire que c'était le cœur universitaire de la ville et qu'il a disparu...
Tu sais, parfois je pense aux gens de l'époque, je ne pense pas que les gens qui étaient là se rendaient compte que le quartier allait mourir. Il est important de faire attention à ce que l'on vit, car des choses disparaissent, comme ce qui est arrivé au quartier latin. »
Solange change de coupe et de tenue, je la regarde marcher dans Saint-Germain (Paris 6e), elle rencontre des individus aux mains tachées de peinture qui passent des après-midis entiers au 'Café de Flore' et aux 'Deux Magots', ils travaillent tous les deux jours et n'en font pas un drame. Pour eux la vie ne se passe pas qu’en travaillant.
Jusqu'au Jardin des Plantes (Paris 5e), les voix enfantines et les bavardages par les fenêtres entre colocataires, me parviennent séparément aux tympans.

« Je me suis toujours amusée en travaillant, il faut peu de choses pour le faire et puis j’ai toujours pris beaucoup de cours de théâtre, j’adore faire rire.
Quand je travaillais comme secrétaire bilingue à la Défense nationale dans une grande agence rue Brillat-Savarin dans le 13e, je faisais des blagues avec ma bande et les colonels et généraux qui étaient là. On faisait des blagues avec la "voix de Paris". Paris avait sa propre voix, son propre accent parigot, et il y avait une façon très imagée de dire les choses, avec des expressions très précises et très populaires, ça s'appelait la gouaille.
Par exemple, lorsqu'ils voulaient draguer une fille, les mecs disaient des choses comme : ‘T’occupe, c'est pas toi qui graisse ?’. Ça voulait dire : ´C’est pas toi qui me fait mes fins de mois, laisse-moi tranquille. »
La gouaille est très vulgaire, mais à l'époque, ce genre de réflexions n'était pas mal pris, on plaisantait sans se prendre au sérieux. »

Solange mime le salut militaire avec un air sérieux, cependant son regard cache un profond amusement.
Je l'observe au cours des années, elle reprend ses études, devient enseignante, voyage à quelques kilomètres de la capitale, pour elle voyager c'est aider des amis à rénover leur maison à la campagne et faire la fête avec eux à la fin de la journée.

« Ma génération s'est vraiment libérée, il faut apprendre à être libre.
Je parle du fait que nous avons appris à nous assumer, ce qui n'existait pas à l'époque de nos mères.
Nous avons commencé à porter des minijupes, à se balader seins nus à la plage, nous étions plus nues que nos mères mais aussi plus viriles. Nos mères ne portaient pas de jeans, elles ne pouvaient pas, les garçons le faisaient. Nous avons porté des jeans comme les garçons, coupé nos cheveux courts alors que les garçons avaient les cheveux longs : il y avait une inversion entre les hommes et les femmes. Nous étions capables de boire et de nous en foutre, avant seuls les hommes ou les prostituées buvaient ou fumaient des cigarettes dans la rue… Je n'ai jamais vu ma mère boire par exemple.
Les parents de l'époque étaient choqués lorsqu'ils nous rencontraient dans la rue, combien de fois ai-je entendu : "On ne peut plus dire si c’est un homme ou une femme" ou " A notre époque, nous n'aurions jamais osé faire une chose pareille".
Nous nous en fichions, nous voulions être libres mais nous assumions nos gestes.
Aujourd'hui, les jeunes femmes que je vois, je pense qu'elles boivent beaucoup, beaucoup plus que nous à notre époque et je pense qu'en fait, elles sont beaucoup moins libres. Si tu te promènes l'après-midi, tu vois des filles de 22 ans qui boivent une bouteille de rosé à deux. Ou bien, il y a des jeunes qui ne boivent plus même pas une goutte d’alcool, et ne font plus de sexe, ils sont ‘zéro sexe, zéro alcool’. C'est comme un boomerang, nécessairement après avoir été si excessif, tu vas dans la direction opposée sans trouver un équilibre, sans comprendre où tu vas ou ce que tu veux... »

« Mon mari est mort cinq ans après mon fils, ce qui a été un autre grand choc, et puis j'ai réalisé que j'avais eu la chance de rencontrer l'homme de ma vie, et que ç’avait déjà été un miracle pour moi d'avoir cet enfant à 41 ans. Je me suis alors dit : ' Écoute, sois reconnaissante de ce que t’as eu, maintenant tu laisses aller...'
Et toi, es-tu capable de reconnaître et vivre ta chance sans plus tard t’accrocher douloureusement au passé ? »