

« Même les murs ont une histoire, ce que vous voyez dans le jardin faisait partie du rez-de-chaussée d'une maison de quatre étages, tout ceci a été construit après. Pompidou a décidé, dans les années 1960, de construire une radiale, c'est-à-dire une autoroute, qui conduirait les voitures jusqu'à la Seine. Les anciens bâtiments ont été démolis pour faire place à d'autres ou simplement pour laisser de l'espace.
Ce mur que vous voyez aujourd'hui a en lui ceux qui sont partis, ceux qui sont restés, ceux qui ont résisté, il est important de chercher ce qui reste de l'histoire quand on arrive dans un lieu. Même s'il ne reste qu'un mur et quelques ateliers d'artistes éparpillés par-ci par-là, ce quartier restera toujours le quartier des ateliers d'artistes. »
Je me tourne vers le mur qui sépare la villa de la rue, il semble s'abaisser, me pousser vers le haut, puis me laisser tomber doucement sur l'une des nombreuses surfaces transparentes qui rencontrent mon angle de vision.
L'une après l'autre, les verrières sur lesquelles je me tiens se transforment en points de lumière sur la création, l'esprit transposé dans la matière.
Parmi les bougies diaphanes, des sculptures et des peintures, leurs créateurs, rue Campagne Première, de Chirico, Modigliani, Giacometti, Kandinsky, Foujita ; boulevard Raspail, parmi les flammes de grès d'un immeuble, l'âme enflammée de Man Ray.
Franchissant les frontières invisibles qui séparent le 14e du 6e, au milieu de l’Institut d’art et d’archéologie et de Saint Michel, accrochés au rebord de la fenêtre d'une maison et sur la pointe des pieds, trois funambules enfantins restent en équilibre entre la réalité encore engourdie de leur chambre, la destination qu'ils imaginent pour les camions dans la rue, des souvenirs d'enfants qu'ils ne savent pas être tels.

« Chaque matin à 6 heures, mes frères et moi regardions par la fenêtre pour voir les camions des Halles ramener de la nourriture, ils roulaient tout le long du boulevard Saint Michel.
À ces moments-là, il n'était pas nécessaire de parler pour comprendre, c'était l'un de mes moments préférés. Le reste du temps, j'aurais voulu parler pour comprendre mais je ne pouvais pas. À cette époque, grandir dans une famille catholique et bourgeoise signifiait se taire même quand on voulait parler, devoir mettre des "points" dans les choses sans recevoir d'explication, être le témoin muet du malheur de ceux qu'on aime. »
Anne ponctue ses mots comme un voilier par un jour de calme plat, elle n'a pas peur de l'immobilité ni des changements de cap brusques.
Dans les moments suspendus, sur le dos courbé d'une femme à cheval, le poids du rêve précède la velléité, puis le film reprend son cours.

« Nous sommes allés dans le 16e pour commencer je crois, j'étais petite à cette époque là et je rêvais de faire des films, je voulais travailler au montage de films. La grandeur d'un film est là pour moi, il s'agit de choisir de placer des séquences d'une certaine manière plutôt qu'une autre.
J'aurais pu démarrer par la télévision mais j'aurais dû choisir d'être quelqu'un que je ne suis pas, quelqu'un qui n'irrite personne, il faut être comme ça pour aller quelque part dans ce secteur là.
J'ai préféré continuer à être moi-même, à m'énerver si nécessaire, à ne pas me taire, j'ai choisi d'enseigner. J'ai rencontré mon mari, il était réalisateur de films. »
Le film se fige, comme si quelque chose avait court-circuité. Le temps change, c'est l'été, nous sommes en 2022, et de loin une voix aseptisée annonce que la Cour suprême des États-Unis a annulé la loi légalisant l'avortement depuis 73, laissant à chaque État le choix de légiférer en la matière. Le droit de centaines de femmes à l'avortement dépendra de l'endroit où elles vivent en Amérique, et de leur capacité à se déplacer si nécessaire.
Je regarde Anne, il me semble que les aiguilles de la montre sur son poignet tournent de plus en plus vite dans le sens inverse des aiguilles d'une montre.
« A 24 ans, j'ai été obligée d'aller en Angleterre pour me faire avorter, en France c'était illégal.
Je n'ai rien senti sous anesthésie générale, rien du tout.
La seconde fois, quelques années plus tard, je me suis tournée vers le MLAC, un collectif de filles militantes en France.
Nous étions dans une cuisine et j'étais sans anesthésie pendant qu'elles inséraient une sonde et tiraient, je sentais tout, je sentais surtout que ce n'était pas seulement moi qui avortais, elles ne m'aidaient pas seulement moi, elles aidaient toutes les femmes, nous nous battions pour la liberté de chacune d'entre nous. »

La sonde artisanale qui a déchiré le jeune corps d'Anne à l'époque est de nouveau en train de déchirer le corps d'autres femmes en Amérique, tout comme l'arbre perd son givre au matin, l'humanité retourne au froid glacial sans ciller.
Puis la lumière de la caméra éclaire le mur blanc.
C'est la fin des années 1990, Anne a les nerfs détendus et les yeux rêveurs, autour d'elle la maison est vide.
Le bonheur a des traits malléables, comme ceux qui imaginent des espaces pleins avec un seul miroir en face d'eux.

« J'aime marcher le long de la Seine, cela me rappelle que je suis ici, ici et maintenant je fais partie de toute cette beauté.
Quand j'ai eu mon avortement avec le MLAC, j'étais vraiment là.
C'est important d'être là et de se reconnaître, même si cela fait mal.
Et toi, tu es vraiment là ? »