

«Pendant longtemps, j'ai été comme un bouchon au fil de l'eau : plus que vouloir saisir ma vie, je suivais le courant. Bizarrement, je me suis quand même débrouillée, et puis un beau jour, tout a changé. »
Je scrute les traits de la femme et l'espace qui m'entoure du regard. Elle me tend une tasse de thé, ses yeux ont la densité de la peinture à l'huile et quelque chose d'autre que je n'arrive pas à cerner.
La voix de Michèle résonne entre ses quatre murs de la rue Quincampoix (Paris 4e), et m'accompagne jusqu'aux bords de Marne [1] (Saint-Maur, 94000), à la limite de l'escargot parisien.
J'y observe une petite fille de dix ans : fille unique d'enfants uniques, elle porte en elle le coffre à trésor de la mémoire des générations qui l'ont précédée, et l'entêtement de celle qui tend les bras jusqu'à ce qu'elle puisse se tenir debout toute seule.
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« A 15 ans, j'ai commencé à vivre dans le monde fantastique qu'une amie qui habitait près de chez moi avait imaginé, cela m'a sauvé de la solitude d'avant. L’un de mes premiers souvenirs de Paris est le jour où elle m'a emmenée à la patinoire, près des Champs-Élysées (Paris 8e). J'ai tellement aimé cette aventure que j'ai demandé à mes parents une paire de patins à glace comme cadeau de Noël, et ils me l'ont offerte sans se préoccuper de savoir si je savais patiner ou non. Évidemment, il est très difficile d'apprendre à patiner seule, alors quand j'ai pris le métro et que je suis allée à Paris pour les essayer, je n'arrêtais pas de tomber par terre et de m'écorcher les genoux. En fait, mes parents ne m'ont pas éduquée, ils n'ont pas essayé de m'apprendre quoi que ce soit, ils ont laissé que je me forme toute seule. »
Passées les années où les rêves et l'imagination étaient bloqués dans un lieu indéfini et inodore, Michèle remonte le courant, de l'adolescence au début de l'âge adulte. À quelques mètres de la gare de Lyon (Paris 12e), j'entrevoit un regard déterminé qui se bat pour trouver un moyen de gagner de l'argent et de quitter le domicile de père et mère.
A dix-huit ans, elle commence à enseigner, ses élèves sont des jeunes sous contrôle judiciaire qui s'échangent de petites bouteilles d'alcool, ce sont les enfants de ceux qui travaillent dans les entrepôts de Bercy [2] (Paris 12e), ils n'ont pas grand-chose à perdre dans ce quartier dangereux. Elle se console en se rappelant que travailler là est le premier pas pour s'éloigner de la banlieue où elle a grandi.[2] Pour plus d’information cliquer ICI

« Un après-midi, une amie de ma banlieue, que je vois encore aujourd'hui, m'a invitée à la rejoindre à Saint-Germain (Paris 6e) et je l'ai trouvée avec un tas de gens absolument extraordinaires, l'acteur du ‘Guépard’ Pierre Clémenti par exemple. Mais après tout, c'étaient des comédiens qui vivaient leur vie. À ce moment-là je me suis dit que moi aussi je voulais trouver ma place dans la vie parisienne, et c’est ce qui s'est passé. »
Les joues de la femme qui parle rosissent et éclatent en un sourire lumineux.
A vingt-et-un ans, elle réussit à quitter le cocon familial, vit dans une petite chambre d'hôtel à Notre-Dame-de-Lorette (Paris 9e), puis c'est le tour de la modernité effervescente de Montparnasse.
Les portes de Paris s'ouvrent devant elle et son amie Fabienne Shine [3] , la première suit la seconde, elles s'autorisent à oser être femmes et à devenir ce qu'elles désirent le plus, elles sont unies par une sororité plus forte que celle qui lie les jumelles dans le ventre de leur mère et tout au long de leur existence.

« C'est drôle, dans les années 50 jusqu'au début des années 60, la vie nocturne parisienne était à Saint-Germain (Paris 6e), puis à la Coupole (Paris 14e) jusqu'en 70, c'était là que les gens les plus connus naviguaient, puis ça s'est éteint.
J'ai déménagé dans le 14e arrondissement grâce à un gars que j'avais rencontré, et mon amie Fabienne a été ma colocataire. Nous habitions boulevard Pasteur, près de la gare Montparnasse, qui était encore un vieux hangar sombre, et cet immeuble de 16 étages était très rare pour Paris à l'époque. Le réalisateur Jacques Tati avait tourné un film de science-fiction, Playtime [4], dans notre bâtiment pour montrer le ‘Paris moderne’.
Le bâtiment est toujours là, mais quand j'y retourne et que je le regarde, je remarque à quel point il est laid, il a mal vieilli, il y a des choses qui vieillissent bien et d'autres qui vieillissent mal si on n'y prend pas garde. »
Je regarde Michèle siroter son thé, je me dis que les êtres humains mûrissent comme des biens immobiliers, elle fait partie de ceux qui gagnent en prestige et en beauté avec le temps.
Elle passe en revue les années avec précision et une pointe d'ironie, ses yeux brillent parfois en évoquant ses souvenirs sans être otages de la nostalgie.
En mai 68, elle marche du boulevard Pasteur (Paris 14e) à la rue de Grenelle (Paris 7e) ; le matin, elle croise les agents de la circulation munis de bâtons blancs et de képis jusqu'au ministère où elle travaille ; le soir, elle écoute ses amis étudiants raconter les manifestations et les libertés gagnées à coups de pavés et de rêveries ; elle est toujours un bouchon qui suit le courant, mais elle sait reconnaître les rencontres et les événements qui peuvent nourrir l'esprit et la pensée.

« Après quatre ans au ministère, j'ai eu l'idée d'ouvrir une boutique. Un ami m'a prêté un local près du jardin du Luxembourg (Paris 5e) et comme je n'avais pas d'argent, j'ai eu l'idée d'inventer un " dépôt-vente ", le premier de l’époque à Paris, tu sais ces boutiques où l'on peut laisser une veste dont on ne veut plus pour la revendre.
Sans que je m'en rende compte, cette boutique a eu un impact sur ma vie, car un beau jour, la rédactrice de l’ hebdomadaire ELLE et la styliste de Sarah Moon [5] sont entrées… vous savez qui c'est, n'est-ce pas ?
Elles m'ont tellement intéressée que je leur ai demandé si elles avaient besoin d'une assistante. Elles n'ont pas accepté mon offre, mais la rédactrice m'a proposé un sujet de photo pour le magazine. De ma vie, je n'avais jamais fait rien de ce genre, j'avais à peine vu une caméra, mais j'ai accepté.
Je me suis retrouvée rédactrice pendant vingt-cinq ans, et j'ai découvert des parties de moi-même.»
Je souris en revenant moi aussi aux vingt-sept ans de Michèle, elle a le visage doux et audacieux que je lui trouve en ce moment.
Elle imagine comment associer les pierres précieuses à des visages éthérés et innocents. Depuis les bureaux du magazine ELLE et de France Soir [6] à Réaumur-Sébastopol (Paris 3e), Michèle parcourt tous les coins de la ville lumière à la recherche de vêtements, et elle part vers d'autres continents.
Au fil des années, les gens découvrent son esprit créatif et poét. Il ne reste plus grand-chose de la petite fille emportée par le courant comme un bouchon, ce que je vois c'est une femme qui dirige sa propre vie et qui n'a peur de rien.
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« A l'époque où j'avais la boutique près du parc du Luxembourg (Paris 5e), j'avais rencontré le réalisateur Jean Eustache [7], qui avait dragué ma vendeuse à la Coupole (Paris 14e). Dix ans plus tard, je l'ai rencontré lors d'un dîner avec des amis et il se rappelait comment j'étais à l'époque et ce que je disais, il avait une mémoire dingue...
Son discours me flattait et m'intéressait un peu, c'est inévitable, quand quelqu'un s'intéresse à toi, en général, c'est rare que tu ne t'intéresses pas à lui. »
Le timbre de la voix de la femme qui parle devient épais et amène mes pensées face à un miroir, je me demande si la source de notre intérêt pour l'autre n'est pas parfois rien de plus que notre propre reflet.
Elle reprend la parole, comme si son histoire pouvait apporter une réponse à mes pensées silencieuses. Dans les années 80, Michèle est toujours en mouvement, elle imagine des sujets, regarde des horizons polychromes, écoute Fabienne chanter du hard rock, et elle danse la samba brésilienne avec un inconnu à ses côtés, elle ose toujours, sans le savoir.

« J'étais allée voir l'arrivée de la Route du Rhum en Guadeloupe pour ELLE, et j'étais amoureuse d'un homme. Mais je pensais que ça ne marcherait jamais entre nous parce qu'il était marié, enfin je l'avais mis de côté, disons...
Quand je suis revenue à l'aéroport d'Orly, un ami m'attendait qui devait m'aider à repeindre mon appartement. Derrière lui se trouvait mon Jean-Pierre, mon futur mari, qui m'a dit : 'J'ai quitté ma femme hier, je savais que tu arrivais, et que ce serait un nouveau départ pour nous ! Je me suis dit : si je ne le fais pas maintenant, ça ne marchera jamais ! »
Le visage de Michèle rosit à nouveau, il me semble les voir, elle et l'homme, représentés en mille nuances de noir et de blanc dans certaines parties de la maison ; ensemble, ils enlèvent la moquette du sol de l'appartement où ils vont vivre à Saint-Germain (Paris 6e).
Jean-Pierre Beaurenaut [8] arrête de tourner des films à l'autre bout du monde, pour s'occuper de ce qu'il a laissé suspendu. Elle va vers une vie qui se conjugue à deux et non plus en solo.


« Je commençais ma vie de femme, de future femme mariée et mère. Mon Jean-Pierre était différent de tous ceux que j'avais rencontrés auparavant, il était l'homme de ma vie parce qu'avec lui tout était naturel : s'aimer, vivre ensemble, continuer à se désirer, choisir d'avoir un enfant. Je crois pouvoir résumer tout cela en une phrase : 'nous nous sommes voulus tels que nous étions'. »
Mes yeux gravitent d'un côté à l'autre de la maison, assemblant les objets, les situations et les sentiments : dans un coin, l'accordéon offert à Jean-Pierre après le tournage d'un documentaire ; sur le mur, le portrait d’un garçon avec le même sourire sincère et naturel que celui de la femme qui parle.
Je reviens au moment où il est né, Michèle a quarante-et-un ans, et voit pour la première fois un être à peine plus grand qu'une poupée, qui respire, plein de vie.
Elle regarde son fils faire ses premiers pas, devenir un homme, tout en gardant à l'esprit une règle d'or : même si elle ne peut pas être constamment présente, il ne doit jamais se sentir seul comme elle en a souffert, les amitiés sont importantes pour être heureux et se construire peu à peu.

« J'ai perdu mon fils à l'âge de 21 ans. La mort d'un enfant est plus qu' un choc, c’est un tsunami. On a l'impression que le monde s' arrête, on est sidéré, on se crée une carapace pour se protéger de la douleur. Mais, petit à petit, je me suis ouverte à de nouvelles amitiés, je n'ai pas laissé la carapace me durcir et prendre toute la place. »
Je regarde à nouveau les traits de Michèle, ce que je n'ai pas compris au début, c'est le temps et la force qu'il lui a fallu pour l’obliger à bouger à nouveau, à remonter le courant de la rivière, à continuer à vivre et pas seulement à survivre.
Je voudrais lui tendre les bras et lui faire ressentir toute mon admiration mais je n'ose pas cligner des yeux.

« Mon mari est mort cinq ans après mon fils, ce qui a été un autre grand choc, et puis j'ai réalisé que j'avais eu la chance de rencontrer l'homme de ma vie, et que ç’avait déjà été un miracle pour moi d'avoir cet enfant à 41 ans. Je me suis alors dit : ' Écoute, sois reconnaissante de ce que t’as eu, maintenant tu laisses aller...'
Et toi, es-tu capable de reconnaître et vivre ta chance sans plus tard t’accrocher douloureusement au passé ? »