

« Ma grand-mère avait l'habitude de placer sa chaise à l'endroit exact du trottoir où vous marchez. Elle s'y asseyait et épluchait les haricots verts, les pommes de terre, tout. C'est ça les trucs de la vie, c'est aussi simple que ça et c’est la vie. »
Je frotte la semelle de ma chaussure sur le trottoir, comme si je voyais moi aussi une femme avec une pile de cornets verts étendus sur ses jambes dans une ruelle du 20e arrondissement.
Il me semble arriver dans la glorieuse période industrielle du quartier, entre 1890 et 1960[1.] Je ne distingue rien d'autre que les murs des maisons, pendant la guerre ils sont tendus comme les fils d'un métier à tisser, accompagnant ceux qui parcourent des centaines de kilomètres à la recherche d'un peu de nourriture et protégeant ceux qui se cachent dans le grenier d'en face.
Puis les marchés se remplissent à nouveau de fruits, de légumes et de visages détendus, parmi lesquels j'aperçois la femme qui vient de me parler en petite fille.
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« Dans le 20e, tout le monde parlait à tout le monde. Les gens échangeaient dans la rue, tout le monde refaisait le monde. Et puis il y avait le parti communiste, qui était très important ici. Le 20e était populaire et cosmopolite : il y avait beaucoup d'Italiens, beaucoup d'Espagnols, beaucoup d'Arméniens et beaucoup de Juifs. D'ailleurs, si je m'appelle Nelly, c'est parce que pendant la guerre, mes parents ont caché deux juifs, Nelly et Gustave, dans la maison. Ils étaient des amis tailleurs de mon père, ils travaillaient le cuir avec mon père. Mon père était bottier[2] , il faisait de très très belles chaussures sur mesure. Vous voyez, il a fait des chaussures aussi pour Louis Jouvet, vous connaissez Louis Jouvet ? »
J'imagine la maison où vivait à l'époque Nelly, ornée de lanières de cuir prêtes à être transformées en chaussures fines, et de tables dressées pour le soir.
Non loin de là, la place des Fêtes (Paris 19e) est encore un cœur pentagonal plein de gens désireux de recevoir ceux qui connaissent le goût du temps et du geste.
Nelly arque légèrement la bouche, les pommettes hautes comme des collines et le timbre de voix d'une soprano, une voix aussi chaude, colorée et élégante que les peaux d'agneau de son père.
[2] Spécification de Nelly concernant les chaussures sur mesure : Vous savez un petit peu comment on fait les chaussures sur mesure? Il faut mettre son pied par terre et puis il faut le mesurer et mon père avait toutes les machines, alors les clients venaient de tous les quartiers, pour la finition des chaussures avec la machine à polir, à fraiser… Les chaussures étaient très françaises puis les peaux en agneau des chaussures étaient merveilleuses, très très colorées. Il y avait le turquoise et d'autres couleurs magnifiques, je n'ai plus jamais revu toutes ces couleurs. Après la guerre, quand il y a eu d'autres chaussures étrangères, c'est le cas de Bata : il n'y avait plus aucun raffinement, c'était différent, les chaussures de masse.

« On allait au marché Place des Fêtes, c’était magnifique, il y avait le kiosque, la musique, les chanteurs comme Edith Piaf et nous on avait de petites feuilles pour chanter les refrains avec eux. Il y avait tout ça pour les gens et les gens étaient très titis parisiens.
Les hommes portaient toujours des casquettes, des vestes en cuir, de petits foulards et des pantalons un peu ‘machos’, titis parisiens.
Les femmes, elles, étaient des femmes d'une autre façon. Bien sûr, elles étaient élégantes, mais pas minces, élancées comme aujourd'hui. Elles avaient une beauté pulpeuse, comme celle de Gina Lollobrigida, elles ne faisaient pas attention à leur poids, elles aimaient bien aller au restaurant et bien manger chez soi. »


Nelly m'apparaît vaguement renfrognée, comme un chat qui agite rythmiquement sa queue face à un inconnu dont elle étudie la nature, puis elle s'assoit dans un bar et commande à boire.
J'observe ses mouvements, elle touche des sachets de thé comme s'il s'agissait de sommets enneigés à admirer et à caresser.
Elle se remet à parler, je la vois à douze ans, elle prend le bus pour aller voir son père à l'hôpital, elle grandit en achetant des tissus au Marché Saint-Pierre (Paris, 18e) et en fabriquant des vêtements insolites pour des poupées et des humains.
Elle rêve d'amour, s'émeut du triomphe des vedettes et des cow-boys, sait déjà repérer les ombres que ses camarades ne perçoivent pas. Ses yeux sont des lanternes qui analysent les points manqués de parent à enfant et d'enfant à parent.


« J'ai perdu mon père à l'âge de 13 ans et un déclic s'est produit en moi... J'ai commencé à être très attentive aux choses de la vie, aux gens, à ce qui arrivait à mes amis et à leurs parents, à être consciente de ce qui m'entourait, voilà.
Je me souviens que ma meilleure amie avait une sœur aînée qui se cachait toujours un peu, puis j'ai découvert pourquoi : elle avait eu un enfant sans être mariée, elle venait d’une grande famille et son père ne voulait plus d'elle. Alors elle était obligée de se lever tous les jours à 5 heures du matin pour travailler dans un magasin où l'on vendait du lait, du beurre, etc. Elle vivait dans la clandestinité et travaillait pour élever sa fille. Les parents de mon amie ne se sont jamais occupés de leur petite-fille et j'en étais très triste car j'imaginais le malheur de cette mère seule. Puis j'ai appris qu'elle était devenue très riche parce que le père avait fini par reconnaître sa fille et était devenu champion cycliste, il était dans le Tour de France avec ses frères. Quand j'ai appris ça, eh bien, qu'elle avait été récompensée de ses efforts, j'ai été heureuse.
Avant, les gens étaient comme ça, ils mettaient leurs enfants à la porte au lieu de les aider ou de les comprendre. Ils auraient dû être plus humains puisqu'ils étaient communistes et essayer de comprendre leur fille... Il faut essayer de comprendre l'autre, de reconnaître l'autre pour qu'il puisse aussi se reconnaître lui-même, c'est ça être humain. »
Nelly m'invite à aller ailleurs. Sur le chemin, elle me décrit avec minutie les notes d'agrumes de son thé dégusté un instant auparavant, je l'écoute, médusée.

« A 15 ans et demi, j'étais apprentie et au bout de trois ans, je suis devenue vendeuse et comme j'étais très bonne, on m'a envoyée dans un magasin de luxe entre la Madeleine et la Concorde (Paris 8e), plus précisément au coin de la Rue Royal et Rue du Faubourg Saint-Honoré. C'était les beaux quartiers, les quartiers "royaux" de Paris. Aujourd'hui, tout le monde va dans les boutiques de luxe quand il devient riche, mais à l'époque, il s'agissait de royauté et de qualité, pas d'argent. J'y ai chaussé Madame De Gaulle, Madame Pompidou et Madame Chirac entre autres.
D'ailleurs, les rois, les reines et les artistes du monde entier avaient l'habitude de manger chez Maxim's à côté. Je les voyais et c'était tellement beau ! »
Je laisse derrière moi les délicates fleurs Art nouveau qui ornaient la façade et l'intérieur du restaurant Maxim's (Paris 8e) et je repars vers Belleville (Paris 20e).
Les rues sentent un peu moins le cuir et un peu plus l'essence, quelques voitures circulent dans les ruelles, des jeunes se retrouvent chez les uns et les autres pour danser des slows avec des lumières tamisées et des mains tremblantes.
On se croirait dans une scène de 'La Boum', on danse sous “Only you” de Platters.
Tout le monde écoute et personne ne surveille l'écran d'un portable.

« Il n'y avait pas de boîtes de nuit comme à Pigalle, enfin, il y avait tout ça mais je n'y allais pas, bien sûr. On dansait chez des amis, slow, rock, d'un bout à l'autre de la pièce, en couple. Un jour, j'étais chez une amie et je ne me suis pas aperçue qu'il était déjà huit heures du soir, ma mère m'avait dit que je ne pouvais pas revenir après cette heure-là et je ne pouvais même pas l'appeler car nous n'avions plus de téléphone à la maison, bref, j'étais comme Cendrillon. J'ai réussi à convaincre tous les invités de me raccompagner et le garçon avec qui je dansais conduisait. Ils sont tous montés à la maison pour se présenter à ma mère et puis bon, ma mère a compris car le garçon avec la voiture était plus âgé que nous et ne s'est pas énervée...
Les horaires étaient très importants pour nous à l'époque, il fallait être très sérieux et toujours les respecter. La confiance est une chose primordiale, surtout pour les filles. »
Nelly balance ses mains et ses bras allègrement, commence à danser comme s'il y avait une figure devant elle, chante sous sa respiration, passe du jardin au salon et du salon au jardin.
Je revois l'homme qui l'avait raccompagnée chez elle à cette occasion, il attend tous les jours que la jeune femme finisse son travail pour lui parler.
Le monsieur que j'observe parle peu et a la patience d'une tortue, ils finissent par se marier et mettent au monde une nouvelle créature.

« Je ne sais pas pourquoi, mais à un moment donné, mon mari a cessé d'être gentil avec moi et, un jour, il m'a dit : 'Si t’es pas contente, t’as qu’à partir.’ Et bah, oui, je suis partie, en gros on allait se séparer mais moi j’ai gardé ce que je voulais en tête et lui il est vite revenu me chercher. C'était juste après mai 68, c'était fort mai 68, c'était la révolution des couples, la révolution de tout. Mai 68 a été un drôle de truc fort, parce qu'avant 68, je ne l'aurais jamais fait une chose comme ça, mais après 68, je me suis sentie libre. En fin de compte, être libre, c'est aussi respecter son propre bonheur. »
La femme qui raconte me parle depuis le jardin, je la vois à l'âge de vingt-huit ans affronter les défis de la vie avec aisance.
Puis elle penche son visage vers la droite et referme légèrement les yeux, tout juste le temps de me transmettre la douleur d'une âme tourmentée et le poids d'un secret dont elle n'a jamais parlé.

« Il m'est arrivé quelque chose de très grave et j'ai gardé cette douleur pour moi jusqu'à aujourd'hui.
Je savais que c'était impossible d'en parler ni avec mon mari ni avec personne, c'était un gros problème, mais je ne pouvais pas le dévoiler parce qu'ils n'auraient pas compris, alors je ne l’ai jamais dit.
Mais vous savez, je suis tellement heureuse de ce qui a résulté de cette douleur qu'en fin de compte, le fait lui-même n'a plus d'importance. Vous savez, il faut parfois garder des secrets, même si c'est très douloureux. Il faut garder des secrets pour que les choses survivent ou s'épanouissent. »
Je voudrais serrer dans mes bras la femme qui est assise à côté de moi, mais je n'ose même pas bouger les cils. Je parcours à rebours son histoire et ses fardeaux, je vois son mari revenir vers elle et ne plus la lâcher, elle prend des cours de peinture et commence à oublier.
Dehors, la légère bruine se transforme en torrent, puis le ciel s'illumine à nouveau.
Nelly essuie une larme, s'approche de la fenêtre et sourit, c'est l'histoire de sa vie, c'est l'histoire de chaque vie plein remplie.

« Il y a tant de choses qui arrivent dans la vie, il ne faut pas rester là à en faire un drame ou à paniquer.
À cette époque, heureusement, j'ai commencé à prendre des cours de peinture, j'ai visité de nombreuses galeries, je suis allé à Cheverny, je suis allée partout. Je ne suis pas restée comme une idiote à ne rien faire, c'était bien.
Aujourd'hui, il y a beaucoup plus de choses que l'on peut faire, à mon époque c'était plus calme, disons, il faut profiter de toutes ces choses parce que la vie continue toujours, à la fin. »
Je regarde autour de moi, des objets de cultures et d'époques différentes se côtoient, chaque détail de la maison de Nelly sent bon et exprime un soin immense.
J'imagine cette femme accompagnant les spectateurs et les célébrités aux places qui leur sont assignées avec le même soin : elle travaille avec sa mère au théâtre, elles sont touchées par la centième répétition du même spectacle, le bonheur le plus candide habite l'espace entre ces deux dames debout.
Nelly me prend par le bras et me montre une rose dans le jardin, puis reprend la parole.

« Je veux vous dire quelque chose, c'est pour vous : en travaillant dans le spectacle, j'ai vu beaucoup de choses, j'ai rencontré beaucoup de gens qui étaient drogués mais heureux et d'autres qui ne faisaient rien mais n'étaient toujours pas heureux, ils n'ont jamais été heureux, c'est tout. Après ce qui m'est arrivé, j'aurais pu me dire : 'tu ne seras plus jamais heureuse'. Mais après il y a eu tant de belles choses, j'ai plus pensé à cette douleur et ce secret, j’ai vécu une vie très heureuse. Ce n'est pas la perdition qu'il faut choisir, c'est la vie. J'ai toujours vécu intensément et je l'ai choisi. Les gens choisissent un peu leur vie, c'est-à-dire qu'ils choisissent d'être heureux ou pas.
Et vous, est-ce que vous choisissez d'être heureuse ? »