« ​​​​​​​Savez-vous ce qui se passe dans la vie de vos voisins ? »
Je tente de retracer dans ma mémoire les profils flous de mon voisinage, et, à part quelques rayons de soleil échappés des nuages, le lierre éternel et quelques mégots froissés sur certains balcons, j’ai un grand point d'interrogation. 


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Il reprend la parole, et, loin du Marché aux Puces de Saint-Ouen [1], à la limite avec le 18e arrondissement, mes yeux se posent sur un spectacle à la fois macabre et familier pour l'esprit. 
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« Quand j'étais petit, que je marchais dans la rue et que je voyais des rideaux noirs sur une porte d’entrée, cela signifiait que quelqu'un était mort dans cette maison. Nous étions constamment en contact avec le bien et le mal, la vie et la mort, ils étaient présents. À mon époque, on mourait chez soi dans son lit, aujourd'hui ce n'est plus possible, il faut mourir à l'hôpital.
Ce qui est important pour moi que vous compreniez, c'est que le bien et le mal, la mort et la vie ont disparu, nous ne parlons et ne regardons les catastrophes que de loin, on ne veut pas voir la mort en direct, elle doit être la plus abstraite possible. »


Philippe donne quelques coups de canne au sol et reprend son récit. 
Au vingtième siècle, on partage ses joies et ses peines avec ses voisins comme s'il s'agissait des siennes, mais on croit qu'un Noir a les traits d'un tirailleur sénégalais de la guerre de 40, ou ressemble au petit bonhomme du paquet de chocolat en poudre Banania.
« Je suis né un jour d'été 1942, sous le maréchal Philippe Pétain, l'homme qui gouvernait la France avec les Allemands et qui disait qu'il fallait absolument faire des enfants pour sauver la France. »
Je m'attarde quelques instants sur la personne qui se trouve devant moi. 
Quelque part entre le nez et le front se loge la capacité de cet enfant à se construire au-delà des murs où il demeure ; entre la gorge et le cœur, le souvenir à douze ans du premier croissant, et la valeur des mots, apprise lorsque sa mère lui a dit : ‘ La beauté d’avoir un bébé réside seulement dans son attente’.
« Ma mère n'était pas particulièrement gentille, elle était même extraordinairement égoïste. J'ai un exemple assez parlant : à la mort de ma sœur aînée, ma mère a déclaré qu'elle ne voulait pas aller à l'enterrement parce qu'elle n'avait rien à se mettre. Elle  n'a été convaincue de venir que lorsque j'ai menacé de ne plus m'occuper des biens de la famille,  puis accepté, pour me faire pardonner, de lui trouver une ambulance pour venir à l'enterrement.
Quelques mois après la mort de ma mère, je suis allé me confesser, parce que je ne me sentais pas désolé de sa mort. Savez-vous ce que le prêtre m'a dit ? ‘Mais mon garçon, tourne la page.’
Si quelqu'un me cause des ennuis, je dois  savoir couper les ponts, au lieu de porter le fardeau d'un frère ou d'une mère sur mes épaules pour le reste de ma vie. »
Philippe secoue la tête tandis que les mots s'écoulent tranquillement,  entre nous et au fil des décennies, comme de l'eau sur une surface en marbre.
Je retrouve ses doigts à quatorze ans qui découpent avec précision les coins des journaux à la recherche de ventes publiques auxquelles assister ; le soir, il se promène dans le quartier où il habite, Opéra (Paris 9e), pour caresser des yeux les flacons parfumés aux titres enjôleurs pour les soldats Américains :’ Soirée à Paris’, ‘Nuit enivrante'...
« Ce que l'on voyait dans les rues de Paris était magique, d'autant plus que nous ne nous parlions pas chez nous. J'ai reçu une éducation très traditionnelle, j'avais l'habitude de vouvoyer mes parents et je vouvoie ma femme et mes filles en public. C'est un double langage extraordinaire parce qu'il offre des vitesses et des intensités différentes. Dire à sa femme ‘tu m’emmerdes’ et ‘vous m’emmerdez’, ‘je t'aime’ ou ‘je vous aime’, ce n'est pas du tout la même chose. En d'autres termes, vouvoyer  crée une certaine distance, un certain ralentissement de la conversation. Le ‘tu’ en revanche est immédiat, il établit une émotion différente entre les personnes impliquées dans la conversation. »
Philippe reprend sa marche, ses yeux évoquent un lac qui reflète le ciel et les arbres au soir tombant. 
Sur les Grands Boulevards, en direction du Musée Grévin [2] (Paris 9e), un homme en veste pied-de-poule est accompagné d'une souris qui, de temps à autre, grimpe de sa poche à son dos. Il est connu dans le quartier comme 'le père de la souris', et occupe une position d'honneur dans les souvenirs de Philippe, même à cette heure.
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« Quand j'étais jeune, on lisait des histoires incroyables sur les vedettes de cinéma des années 1950 et 1960. Par exemple, une star réussissait à s'échapper d'une boîte de nuit et d'un grand gangster qui lui voulait faire du mal grâce à un manteau de vison rose prêté par le propriétaire d'un cirque. Si vous voulez, tout cela était extraordinaire, car cela nous permettait de rêver. Ce type de femme n'avait rien à voir avec une bonne femme que l'on peut rencontrer dans la rue. Aujourd'hui, on a l'impression que toutes les célébrités sont des bonnes femmes que l'on peut rencontrer dans la rue, on accède facilement à leur réalité. 
Je trouve que l'époque dans laquelle nous vivons a éliminé les rêves, et les rêves sont importants, ils sont à redécouvrir.  »
Philippe frappe encore par terre avec sa canne.  Dans les années 1960-70, il sauve du suicide un homme rencontré à la librairie près de chez lui, qui pour le remercier lui offre un appartement rue des Lions Saint-Paul (Paris 4e) [3] 
, la seule petite rue du Marais en bon état à l’époque. C'est là qu'habitait Madame Pompidou ; lui, il  commence à réaliser son rêve,  quitter la maison avec ses parents.
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« Quand j'ai pris cet appartement, il y avait des chambres sous les toits de l'autre côté de l'hôtel et il y avait un monsieur qui tous les soirs montait ses chèvres, les mettait dans les deux petites écuries, avait sa chambre à côté et le matin redescendait avec les chèvres, prenait le Pont d'Austerlitz et arrivait au Jardin des Plantes (Paris 5e) où les enfants pouvaient se promener avec elles, et le soir il les ramenait dans son appartement. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre ce monsieur et Louis XVI, c'est-à-dire 100-150 ans plus tôt, rien n'avait changé. »
Je souris en repensant aux cloches des chèvres au cœur du ‘Paris d'antan’, puis je me remets à observer Philippe. Il parcourt les rues de la capitale, vend ce qu'il collectionne dans trois magasins d'antiquités, et reconstitue avec eux le puzzle de sa vie.
« A la fin des années 60, j'achetais souvent pour revendre  dans une galerie. La propriétaire m'a proposé de me céder l'espace, à condition de continuer à y travailler comme vendeuse.  Elle ne savait pas de quelle époque étaient datés tous ces objets, cela lui semblait donc être une solution avantageuse. 
En conclusion, en mai 68, je me suis retrouvé propriétaire de ma première galerie, rue Baume (Paris 8e), mais aussi terriblement endetté. L'ancienne propriétaire m'a convaincu de partir dans le Midi et à mon retour elle m'a dit qu'elle était arrivée à vendre beaucoup. Une vingtaine d'années plus tard, lors d'un dîner chez elle, j'ai retrouvé tous les objets, qu’elle avait rachetés elle-même sans rien me dire… c'est merveilleux ce qui arrive dans la vie. »
Cette femme était la nièce du sculpteur Auguste Rodin [4] 
. Philippe incline légèrement la bouche dans un sourire, en repensant à elle et à leur affection, qui était devenue plus forte que le lien du sang entre mère et fils.  

Les années sont rythmées par ses objets, comme des poissons courant dans les fonds d’eau douce avant de s'écouler dans des flaques étrangères. Ses rêves se nourrissent de cette constance et de cette énergie fraîche.

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« J'ai toujours rêvé de la galerie du Quai Voltaire. Alors quand la vente s'est présentée, même si j 'avais moins de moyens financiers que les autres pour l'acheter, je suis allé voir les vendeurs. Je leur ai dit que c'était mon rêve et promis que s'ils me choisissaient, je  garderais leur nom. Finalement, c'est moi qu'ils ont choisi et pas les autres : je pense qu'ils ont compris que mon rêve était authentique. »
Cet homme-lac se lève et commence à marcher, reprenant de temps en temps son souffle pour sonder une nouvelle ère.
Les personnalités célèbres que Philippe a rencontrées dans le cadre de son travail apparaissent les unes à côté des autres, je les vois comme sur une projection de cinéma.
« Saint-Laurent avait un côté anormal et donc extraordinaire, la femme de Kennedy était maigre et d'une méchanceté attachante, le peintre Balthus m'a surpris par son talent de chef d'orchestre d'opéra baroque. Aucun d'entre eux n'a grand-chose à voir avec ce que l'on dit de lui ou d’elle ; c'est en tenant compte des différences et surtout en gardant une certaine distance entre les stars et nous que l'on peut apprendre d'eux, et même devenir des amis. »
Il voyage, fait connaissance avec une femme et fonde une famille.
Il suit le courant sans qu'il l'absorbe.
« Mon frère a épousé une ravissante mannequin beaucoup plus jeune que lui, ils vivaient dans un bel appartement de la rue du Bac (Paris 7e), ils ont eu deux enfants qui ont grandi dans une situation catastrophique et en ont subi les conséquences. Pour vous donner un exemple : un jour mes filles sont allées jouer avec leurs petits cousins, et quand elles sont revenues elles ont dit qu'elles avaient mangé une pomme en entrée, une autre pomme plus tard et une pomme en dessert. Les enfants prennent ce qu'on leur donne !A quoi sert d’ avoir une belle maison, sans s’occuper des gens  qui y vivent.​​​​​​​ »
L'homme-lac secoue à nouveau la tête, puis je le retrouve dans les années 1980, l'air qui l'accompagne dans son allée du 16e dégage une odeur de tilleul. 
Dans la galerie qu'il a achetée rue Jacob (Paris 6e), il est entouré de tissus et de fauteuils anciens. Puis tout s'arrête, comme si une sécheresse soudaine emportait toute l'eau du lac.
« Avant l'AVC, je ne me rendais pas compte que la vie s’écoulait, je vivais comme s'il était inévitable de vivre. Depuis le jour où j'ai failli mourir, j'ai réalisé que chaque nouveau jour est extraordinaire. Mais peut-on arriver à comprendre que la vie est exceptionnelle, sans avoir d'abord vécu des drames ? »
Philippe se lève de son fauteuil à l'entrée de son stand à Saint-Ouen, les collègues commencent à fermer boutique. Il baisse le volet gentiment, il n'ouvrira plus son espace.  Ses filles ne veulent pas reprendre le métier. Il ne veut pas perturber le flux de leur  vie.
« Lorsque mon père était sur le point de mourir de sa maladie, il m'a demandé de lui rendre visite avec ma femme et la petite qui commençait à marcher. Il était en costard-cravate alors qu'il ne pouvait plus se tenir debout à cause des transfusions, mais il voulait se montrer tel qu'il était. Vous savez, je ne crois pas à la réalité de beaucoup de choses même si elles existent, par exemple je ne me vois pas comme un homme de quatre-vingts ans, qui ne marche pas  correctement. Et pourtant ces choses existent. 
Mais je trouve que lorsque l’on "est", on se contente de ce que l’on a, tout simplement.
Et vous, vous "êtes" ? »

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