

« Connaissez-vous Saint Joseph ?»
Un sourire se dessine sur les lèvres de la femme et effleure ma nuque avant même que je ne puisse le déceler avec mes yeux.
Chantal, elle se faufile entre les nez rouges des chevaux de métal et l'asphalte encore humide du plus grand quartier de Paris, le 15e arrondissement, puis me frôle à nouveau avec un sourire.
Le parc André Citroën, l'un des rares signes visibles d'un quartier intrinsèquement lié à l'industrie du transport sert de cadre à la scène [1].[1] Pour plus d’informations cliquer ICI

« Ma mère aimait beaucoup Saint Joseph et elle avait une statue de lui. Quand on avait plus rien à la maison elle disait : ‘Écoute Saint Joseph, je vais acheter un billet de loterie et je dois absolument gagner quelque chose parce que les enfants n'ont même pas de chemise à porter’. Si elle ne gagnait rien, elle retournait la statuette vers le mur pour la punir.
Mes frères et moi avons beaucoup ri quand maman faisait cela ou quand nous chantions à trois voix, c'est-à-dire que l'un commençait et les autres continuaient. On s'amusait énormément et surtout on oubliait d'avoir le ventre vide, c'était extraordinaire. Nous n'avions pas grand-chose mais nous avons appris à aimer la vie telle qu'elle était. Je crois que c'est le plus beau cadeau que ma mère nous ait fait, de voir le bon côté des choses, de prendre la vie à la légère. »
Je m'approche de Chantal, elle a un caddie plein de souvenirs et des cheveux très fins qui lui donnent l'aura d'une ascète. Elle salue un passant et se remet à parler, brisant les frontières entre elle et tous ceux qu'elle rencontre, moi y compris.
Dans un autre temps et un autre lieu, une petite fille vêtue d'une robe plus grande de quelques tailles joue avec de vieilles boîtes de conserve en riant, ses frères voient des bateaux rapides dans les branches des arbres.


« J'ai l'impression que les gens ne veulent plus rien dans la société d'aujourd'hui. Je pense que c'est parce que beaucoup de parents gâtent leurs enfants sans arrêt et les remplissent de choses à faire.
Il en résulte des enfants qui ne voient plus la beauté des petites choses et qui n'accordent pas de temps à l'ennui.
La télévision est entrée très tard à la maison et les enfants ne pouvaient la regarder qu'à certaines heures de la journée. J'ai fait la même chose avec la musique, j'ai laissé mes enfants écouter de la musique petit à petit, je voulais qu'ils apprennent petit à petit ce qu'ils aimaient parce que les choses évoluent, ce n'est qu'en se donnant du temps et en s'ennuyant que l'on se découvre pour de vrai ! »
Chantal fouille dans son sac à main et m'offre un sachet de lavande, l'odeur envahit l'espace et nous transporte ailleurs.
Elle et ses frères et sœurs sont des gamins sages qui se retrouvent brisés très jeunes après le départ de leur père.
Ils se découvrent démunis et doivent parfois quémander de la monnaie à leurs voisins.
Ils regardent les humains comme des murs fumés par la cheminée, ils les frottent avec un chiffon jusqu'à ce qu'ils retrouvent la blancheur du départ.

« J'ai toujours regretté de ne pas être un garçon. À mon époque, les garçons pouvaient faire beaucoup de choses qui nous étaient interdites, comme aller chez des amis sans être invitées par exemple...
Les filles devaient toujours être correctes. Nous étions obligées de montrer une certaine réserve, nous ne pouvions pas porter de bikini, nous portions des mini-jupes comme maillot de bain. Il fallait penser à l'autre d'abord et le respecter au mieux, on ne pouvait pas se permettre d'être spontanées, jamais.
On avait peur de parler vraiment à l'autre, et ça, on le garde longtemps en soi. »
Les yeux de Chantal sont deux points céruléens qui brillent intrépidement avec le soleil en face d'eux, elle se remet à parler en marchant.
De retour à l'adolescence, nous passons de l'Espagne à l'Angleterre. Ses vêtements touchent de moins en moins le sol, c'est une petite femme qui parle plusieurs langues et part dans la ville lumière pour apprendre et travailler.

« Je suis arrivé à Paris à l'âge de 18 ans. J'ai d'abord habité dans une chambre de bonne dans le 15e et j'ai travaillé dans la rue de Rivoli (Paris 1er), il y avait déjà beaucoup d'étrangers.
Par contre, dans le 15e il y avait beaucoup de petites usines, parfois c'était embêtant parce qu'elles faisaient beaucoup de bruit à 6h ou 7h du matin car elles produisaient des pièces métalliques. Ils ont fini par les déplacer, ils voulaient que le quartier devienne chic.
C'est dommage qu'ils aient voulu tout déménager, j'aimais bien le 15e avec ce bruit mélangé au chant des oiseaux, ça avait le goût de la vraie vie. »
J'imagine Chantal allant de la rue de Rivoli (1er, 4e arrondissement) où elle coud des étiquettes dans une petite boutique, à l'Opéra (9e arrondissement), où elle accompagne ceux qui voyagent dans de grands bateaux.
Elle est heureuse.
Elle se remplit les yeux de ce qu'elle trouve dans les vitrines, en parcourant les quartiers. Elle est introvertie et différente de la dame que j'observe à présent.

« J'ai rencontré mon ex-mari lorsque je travaillais pour la Cunard Line, une compagnie maritime britannique magnifique.
Lorsque j'ai demandé le divorce, j'ai dû me battre, car à l'époque, les femmes ne demandaient jamais le divorce. Nous n'étions pas libres, nous ne pouvions pas prendre de décisions, surtout lorsqu'il s'agissait d'argent, nous n'avions même pas le droit d'ouvrir un compte en banque sans l'autorisation du mari...
J'ai continué mon chemin alors que mon ex-mari m'avait assuré que je n'aurais rien eu !
Et bien, je suis repartie de zéro en tant que femme seule avec des enfants, depuis mon divorce rien ne m'a découragé. Je me suis reconstruite petit à petit, comme j'ai réussi à retaper toute une maison, petit à petit. C'est fou ce que ça donne quand on fait les choses petit à petit. »
Chantal fait des pauses pour reprendre son souffle ou simplement pour sourire au monde, je me demande à quel moment de la vie elle a cessé de se montrer réservée et s'est épanouie dans toute son inclination naturelle à l'autre.
Elle s'approche un peu de moi, comme si ma question lui parvenait dans le vent, elle reprend la parole.

« Ce que je préfère à Paris, c'est marcher, se promener et voir les gens.
Les gens qui effectuent les boulots les plus modestes m'ont beaucoup appris, ils ont toujours un grand sourire, comme s'ils savaient que ce qu'ils font n'est pas très important, qu'ils le font pour leur famille et que ce n'est pas grave.
Dans le 13e, les jours de marché, il y avait des charrettes de légumes dans les rues, on sentait le poisson et les légumes partout, c'était fascinant. C'était surtout la vraie vie, en fait les gens les plus simples sont les plus ouverts aux autres, ils vivent comme tout le monde et ils sont vrais. »
J'imagine pendant quelques secondes la place d'Italie (Paris 13e) grouillante de monde et de charrettes chargées de légumes. La femme qui parle me guide vers son atelier, les joues rougies par le froid ou peut-être par l’émotion.
L'ambiance qui nous reçoit sent la lavande et le café.
Chantal m'invite à m'asseoir, les étagères sont pleines de tissus, une machine à coudre est à peine éclairée et les meubles donnent l'impression d'être protégés par une couverture chaude. Je me sens comme un enfant qui découvre peu à peu ce qu'il aime dans son environnement.


« Après la Cunard Line, j'ai commencé à organiser des expositions à la Porte de Vincennes, à vendre mes créations de couture. J'ai travaillé dans beaucoup d'endroits et de secteurs. C'est comme ça que j'ai appris, sur le terrain.
Regardez comme ils sont beaux ces verres soufflés[2], j'en trouvais beaucoup à des prix ridicules dans les brocantes, je rêvais de devenir antiquaire mais le grenier de quelques amis où j'avais entreposé mes affaires a pris feu, et je me suis retrouvée sans rien, et j'ai recommencé.
La vie est ainsi faite qu'elle est toujours une découverte. »
[2] Pour plus d’information cliquer ICI
Je touche la surface à peine ridée des gobelets que Chantal m'invite à observer, ils sont le résultat d'habiles souffleurs de verre, j'imagine caché dans ces bulles tout ce que nous ne choisissons finalement pas et ce que nous devenons plus tard.
Puis je regarde à nouveau les morceaux de coton qui m'entourent transformés en bavoirs, en kits de lin et de jersey, celle qui les a créés a imaginé toute la vie d'une femme avec son bébé.
Chantal s'assoit à côté de moi et attend que je commence à explorer. Elle ne m'explique l'origine et l'intention de chaque création que si je suis moi-même attirée.

« Il y a une chose que je n'oublierai jamais : j'avais cinq ans lorsque les Américains sont arrivés à la fin de la guerre. Ils ont commencé à sortir du sucre ou du chocolat de leurs poches et à nous les donner.
Je pense que c'est ce qui m'a appris qu'il y a toujours quelque chose à donner, qu'il faut apprendre aux gens qui ont tout perdu à réapprendre à vivre, c'est-à-dire à donner un peu pour faire quelque chose. Ce ne sont pas les chèques qui aident vraiment les gens, c'est donner un peu de nous qui aide vraiment, c'est pour ça que je donne ce que je crée.
Et vous, est-ce que vous donnez un peu de vous ? »