« ​​​​​​​Commençons en disant que je ne suis pas Elie Rojas. »
Je regarde avec étonnement l'artiste, elle sort une aiguille et du fil d'un panier de paille et commence à coudre. 
Les points d’Elie sur son support de jute déplacent mon regard, je suis d’abord chez elle, à quelques minutes de la Maison des Métallos (Paris 11e)[1], de ce qui fut d'abord une fabrique d'instruments de musique en cuivre, puis un lieu où les femmes accouchaient sans douleur, puis un lieu d'action politique, et enfin, aujourd'hui, une institution culturelle.

Ensuite, je me déplace avec Elie au quartier de Convention (Paris 15e) au début des années 1970.



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 « ​​​​​​​Mira[2], mon mari et moi sommes arrivés à Paris en 1974 et lorsque nous sommes allés à la police pour demander l'asile politique, ils m'ont automatiquement appelée "Mme Rojas Serrano", c'est-à-dire qu'ils ont pris les deux noms de famille de Waldo, mon mari.
Mon vrai nom est Regina Elisa Godoy Astica. Au Chili, on prend les noms de famille de son père et de sa mère. J'aurais pu commencer ma vie ici avec un autre nom, mais j'ai choisi 'Elie', le surnom que Waldo m'a donné et que ma famille utilisait aussi. C'est un nom que j'aime, je sens que c'est le mien et puis c'était le meilleur choix à cause de tous les problèmes avec mon père, mais pour cela, il faut remonter encore plus en arrière... » ​​​​​​​
Elie confie alors à mes mains l'un des carrés de tissu placés à l'intérieur d’une boîte à ses pieds et reprend la parole. 

Le territoire du Chili s'étend en longueur comme l'écume d'une vague mais il est peu habité : au nord, un désert infernal et, pas très loin, une bande de paradis appelée Santiago de Chile ; à l'est, la Cordillère des Andes, le sommet le plus proche du ciel, sépare ce pays de l'Argentine ; à l'ouest, le gel de l'océan Pacifique bloque les pensées et les mouvements ; au sud, en Patagonie, quelqu'un peut avoir son chez-soi.
Au cœur de Santiago, dans une vieille demeure de style espagnol, j'observe Elie, âgée de quelques années et entourée d'orangeraies, d’arbres à kakis, d'avocatiers et d'olivers [3].


[2] ‘Tu vois’: traduction depuis la langue maternelle d’Elie Rojas, l’espagnol
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« Je suis née à Santiago du Chili en 1938, mon père était écrivain, professeur, un homme intelligent, mais aussi un alcoolique. Mon enfance et celle de mes frères ont suivi le rythme de vie de mon père, pour nous il était un peu comme le Dr Jekyll et son Mister Hyde. Lorsqu'il allait bien, il invitait d'autres intellectuels, faisait entendre de la musique et nous jouions dans les arbres. Quand il commençait à boire et pouvait boire énormément pendant quinze jours d'affilée, il devenait agressif. 
Quoi qu'il en soit, le paradis a pris fin à cause de moi : en grimpant un jour d'un arbre à l'autre, j'ai vu mon père embrasser la fille de la famille qui louait une maison située au fond du jardin, et ma mère a décidé de partir, emmenant les enfants avec elle. »
Je vois Elie, elle est assise sur un trône entouré de livres, son regard est doux et attentif, le ton de sa voix est chaud et absolu, comme les rayons du soleil qui, du balcon, se glissent sur les meubles jusqu'à atteindre nos visages, elle me tend un autre carré de tissu, plein de fleurs colorées, et elle se remet à parler. 

Que ce soit le jour ou le soir, en bus ou à pied, au Chili, les gens marchent dans les rues sans aucun geste de peur, ce sont juste des visages amicaux. Elie, sa mère et ses frères et sœurs passent d'une maison à l'autre jusqu'à ce que l'air perde le parfum des arbres en fleurs et que l'odeur de fer du sang parvienne à leurs narines[4]..


La ligne où passe le train sépare la nouvelle maison d’Elie du quartier des abattoirs: El Barrio Matadero-Franklin. 

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« Finalement, nous avons déménagé dans un quartier populaire qui se trouvait à côté de l'endroit où l'on abattait les animaux : 'l'abattoir'. 
Nous sommes allés à l'école avec des enfants d'ouvriers ou de bouchers, qui gagnaient bien leur vie à l'époque, alors que nous étions 'les enfants du professeur' et que nous n'avions pas d'argent, même si ma mère aidait toujours les autres, de sorte que les gens nous respectaient...
Nous nous sentions 'différents', nous étions ceux qui avaient le moins d'argent dans le quartier, mais ce n'était pas grave, nous étions tous amis, nous allions tous à l'école ensemble et peu importait qui avait le plus d'argent ou de connaissances. 
On s'est toujours débrouillés, ma mère a toujours trouvé des solutions. »
Nous marchons jusqu'au parc, chaque pas marquant un moment de la vie de la femme à mes côtés. À l'âge de neuf ans, elle tombe malade de tuberculose, dans son lit elle découvre des refuges incorruptibles dans la lecture et le dessin. À vingt ans, elle retombe malade et continue d'imaginer, devenant aussi forte que le jute qu'elle utilise pour ses créations.
« Le Chili est un pays instable, les catastrophes naturelles et sociales se succèdent sans cesse, de sorte que Santiago est toujours en ébullition. Par exemple, alors que tu vis une journée normale, un tremblement de terre se déclenche et détruit toute une partie du pays, puis apparaissent les fameux appels à l'aide pour les endroits endommagés. Ou bien une énorme tempête vient inonder tout Santiago, bref, la situation est toujours 'précaire'. Bueno, ce genre de choses fait partie du cours naturel des choses de la vie, les êtres humains sont unis à la nature et à tout. »
La magicienne des bobines et des fils teintés déroule un tube de papier bulle et montre un tableau de jute sur lequel est brodée une chambre à coucher avec un chien, celle où Waldo et elle dormaient lorsqu'ils travaillaient à Santiago du Chili en tant que professeurs, et qu'ils faisaient des prédictions sur les voyages et les rencontres entre amis. 
Le Chili de 1970 est le seul pays d'Amérique latine encore démocratique, l'air est aussi frais et léger que la fin des phrases qu'Elie prononce en français, mais le ciel est couvert par le nuage du coup d'État qui pourrait venir de n'importe quel côté.
« Je me rappelle le jour du coup d'État comme si c'était hier, c'était le 11 septembre 1973, nous savions qu'il allait nous tomber dessus, mais nous ne nous attendions pas à ce qu'il soit aussi brutal. 
J'étais au lycée où j'enseignais avec d’autres collègues et nous écoutions les nouvelles à la radio. Ils ont donné l'ordre de rester au travail et de ne pas sortir dans les rues pendant trois jours. 
Waldo et moi habitions à quelques kilomètres du Palais du gouvernement ; et de la fenêtre, je pouvais voir les avions le bombarder. Les personnes qui y travaillaient ont été faites prisonnières ou ont disparu. 
On nous a dit de rester enfermés jusqu'au 13 septembre à midi, et de ne sortir dans la rue qu'après cette heure.
Peux-tu imaginer rester enfermée dans ta maison et de voir ta ville brûler ? »
Le golpe défigure les murs et les gens, les soldats aux visages encore tachés par l'adolescence sont envoyés dans d'autres régions, il est plus simple d'ordonner à quelqu'un de tuer un inconnu, plutôt qu’un de ses propres voisins. 
Certains continuent de dîner sur des tables immaculées et des vitres bien polies, tandis que d'autres ont les vitres de leur cuisine brisées et le sol trempé de larmes.
« Le 13 septembre vers 11h30, un bus rempli de policiers est arrivé, ils étaient tous peints en noir pour ne pas être reconnus, et un voisin a indiqué notre maison en disant qu'il y avait des professeurs à l'intérieur. Ils ont commencé à tirer, ont forcé la porte, sont entrés dans la maison et à 12 heures, ils nous ont emmenés dans la rue. J'ai cru que notre heure était venue, il y avait des gens allongés sur le sol, j'ai cru qu'ils étaient morts... Et juste à ce moment-là, quelqu'un, de l'autre côté de la rue, a commencé à tirer, les gens sont sortis de la rue; c'est ça qui nous a sauvés. 
La police ne savait pas encore jusqu'où elle pouvait aller, elle avait reçu l'ordre de casser des choses, mais finalement, même sous toute cette peinture noire, il y avait encore des gens ordinaires, des gens qu’on avait croisés juste la veille. »
Elie baisse le regard, je reviens aux jours et aux mois qui ont suivi le coup d'Etat, les notions de légalité et d'humanité sont vidées de tout leur sens passé.

Waldo se laisse convaincre par deux cinéastes de partir dans le Nord pour scénariser un film, il fait partie des enseignants qui n'ont plus le droit de travailler : ceux qui ne sont pas de droite sont inaptes à poursuivre leur travail après le golpe.

Elie ne répare pas la porte de chez elle, si un soldat souhaite entrer, il n’aura pas soin d’emprunter une porte ouverte ou fermée, aucune maison chilienne n'est plus alors sécurisée.
« Ils voulaient détruire la vie institutionnelle relativement solide qui avait commencé en 1925 au Chili, anéantir la classe ouvrière, le monde intellectuel, la démocratie. Ainsi, dès le premier jour, tous les jours, un certain nombre de personnes ont été abattues sans aucune raison, ils ont bombardé tout ce qu'ils voulaient bombarder. Ils voulaient éviter toute résistance possible, c'était la politique de la terreur, ils ont atteint leur but très facilement. 
Nous avons continué à vivre, même si ces choses-là restent gravées dans la mémoire toute la vie. Nous avons travaillé quand nous pouvions encore le faire et même si les problèmes du pays augmentaient, nous n'avons jamais pensé partir, il n'y avait pas de raison, au moins au Chili nous avions un travail et puis derrière nous il n'y avait rien, il n'y avait personne, pas un père, personne pour nous dire 'Ne vous inquiétez pas, nous nous en occuperons de cela si vous partez... »​​​​​​​
Waldo nous attend à l'appartement, encerclé de livres, je le regarde ainsi qu'Elie, on dirait les murs d'un même immeuble.

Je regarde à nouveau les deux Chiliens, Elie a les cheveux longs et Waldo a encore une moustache noire. Nous sommes en 1974, un ami l'a convaincu de partir pour Paris[5]. C’est  l'occasion de sortir, de regarder son pays de loin, et de prendre une décision après. Elle préfère savoir son mari dans un continent lointain plutôt qu’il risque de se faire tirer dessus.

[5] Continuation de la citation d’ Elie: Un jour, j'ai reçu une lettre du frère de Waldo, qui avait quitté, et il m'a écrit un mot et je lui ai répondu que tout allait bien et que Waldo participait au tournage d'un film. Il se fâche et contacte un grand réalisateur chilien parce que dans le nord du Chili, il y avait un camp de concentration où l'on enfermait les prisonniers politiques. Il disait : "Qui va tourner un film en plein coup d'État ? Personne." Alors il tire une conclusion, contacte nos amis qui étaient ici à Paris et leur dit : “ils ont pris Waldo et le détiennent dans le camp de concentration du nord.” Un ami se mobilise, contacte un ami français qui avait été au Chili, qui était venu chez nous, qui connaissait bien Waldo,  il devient fou, et commence à organiser la sortie de Waldo, à contacter l'ambassade et tout le reste.​​​​​​​
« Je pensais que Waldo allait rester en France quelques mois au plus. Il n’était pas question  pour lui de partir vers un travail qui l’ attendait. Il était parti sans rien. Quelques mois plus tard, il m'appelait et je partais aussi sans argent, sans rien d'autre que ma valise et notre chien El Chuma.
J'ai été obligé de faire une chose terrible : j'ai laissé le chat au Chili et j'ai amené le chien.
Bueno, quand je suis arrivée au dépôt de bagages, je ne trouvais plus le chien et alors que je désespérais, j'ai vu un ami chilien, il avait été l'un des premiers à être forcé de partir car il était gauchiste. Il travaillait dans la police civile. Bref, mon ami a réussi à localiser le chien et en sortant, el Chuma a vu le chien d’une amie de Waldo, il s'est précipité vers lui et a commencé à jouer. El Chuma était un morceau vivant du Chili que je portais avec moi, et à ce moment-là, il nous a montré la vie, nous a ouvert de nouvelles possibilités, à nous et à certains exilés.»
Je regarde Chuma prendre possession de sa nouvelle vie en faisant pipi tout au long des rues parisiennes, marquant son nouveau territoire comme le font les chiens, simplement et naturellement. Waldo et Elie reconstruisent leur foyer à Place d'Italie (Paris 13e) où les boutiques d'artisans sont démolies pour faire place aux gratte-ciel ainsi qu’à la Place Monge (Paris 5e), Place de la République (Paris 11e) et enfin Belleville (Paris 20e). 
Ils attendent, étudient le français et, à terme, retournent tous deux à l'enseignement.
« Je n'oublierai jamais le jour de la commémoration du 30e anniversaire de la Libération de Paris. Nous étions place Monge (Paris 5e), nous emménagions dans un appartement au 7e étage sans ascenseur. La voisine du 4e étage a commencé à me parler de la Seconde Guerre mondiale, elle m'a dit que lorsque les Allemands étaient là, les chars d'assaut passaient par la rue Monge, tout était fermé et les gens restaient à l'intérieur. Elle me racontait les mêmes images que j'avais eues du Chili,  et que les gens vivent aujourd'hui en Ukraine. »
N'importe où, la guerre, dans son essence, reste la même.

Elie me tend trois carrés de tissu : au centre, un pendentif en forme de tour Eiffel, autour de celle-ci il y a des formes et des couleurs différentes. 
Les années parisiennes des deux Chiliens suivent le rythme français, les yeux fixés sur le Chili. 
Après douze ans, Elie retourne dans son pays, la dictature l'a rendu noir et triste, elle guérit d'un cancer, elle continue d'être aussi forte que ses sacs de jute.
« Pendant que j'étais atteinte d'un cancer, j'ai repensé aux femmes chiliennes, en particulier à l'époque de Pinochet, par exemple celles qui avaient perdu leur mari ou qui étaient au chômage, récupéraient des tissus et brodaient leurs histoires, elles réalisaient de petits tableaux généralement appelés ‘arpilleras’[6]. Je ne voulais pas faire exactement comme elles, je voulais trouver quelque chose qui me ressemblait et qui, en même temps, me donnerait un peu de sérénité. 
J'ai donc pensé à ma ville si lointaine et j'ai décidé de l'inventer. J'ai  dessiné la Cordillère, les maisons près de la rivière, je n'ai pas arrêté de penser à Santiago et petit à petit j'ai commencé à penser à quoi ressemblait mon lit, où je dormais, où Waldo dormait, le chien… Le chat, je l'ai recréé sur le tissu. Et encore une fois, faire tout cela m'a calmée, et petit à petit j'ai récupéré des morceaux du Chili. »
[6] Pour plus d’informations cliquer ICI


Je laisse ma main caresser la chambre de Waldo et Elie à Santiago, je caresse Chuma au chevet du lit, je reste immobile devant les soldats qui occupent l'espace comme des fantômes. Puis je fixe à nouveau la boîte remplie de carrés de tissu, sur lesquels est inscrit : "objet trouvé". 
Ce sont des choses qui croisent le chemin de la magicienne du fil, alors qu'elle et son mari tissent inlassablement l'histoire du Chili.
« Mon plus grand plaisir a toujours été d'enseigner. Je n'ai jamais décidé d'être artiste, c'est arrivé comme ça. En France, j'ai été professeure pendant 28 ans, j'ai enseigné ce que signifie créer. Il faut démonter tout ce que les élèves ont comme bagage, réapprendre à prendre un pinceau, il ne s'agit pas de copier, il s'agit de repartir de zéro pour créer. 

Et toi, est-ce que tu crées ? »

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