

« Prends ce livre, tu le gardes si tu l'aimes. »
Je m'assieds à côté de lui, ses yeux traversent les continents, colorant l'horizon de nuances d'onyx et d'acajou, de l'Éthiopie à l'Allemagne, de la Hollande à Paris, d'une âme à l'autre.
« Je ne sais pas pourquoi mais Dieu m'a créé en Éthiopie, en Afrique de l'Est, j'ai presque cent ans, je ne sais plus Madame. J'ai beaucoup voyagé, mais je suis toujours tombé sur Paris, je ne sais pas pourquoi. »
Le bruit des gens qui font la queue au musée du Luxembourg, Paris 6e, devient de plus en plus faible, la rue devant moi, la plus longue de Paris, la rue de Vaugirard, disparaît. L'équivalent de 407 bâtiments et autant de cheminées s'écroulent sous mes yeux.
Les cheveux blancs d'Abdul n'ont plus la moindre trace de nacre, ils sont aussi noirs que les nuits sans étoiles. Son âme vibre avec le violon alto qu'il protège dans ses bras.
« Quand je suis arrivé dans les années 60, Paris était calme et je me suis senti grand. Ce n'était pas comme aujourd’hui, il n'y avait pas de contact entre Mairie d’Issy et Malakoff, entre Meudon et Clamart, entre Petit Clamart et Grand Clamart, entre Crimée et Meudon. Il n'y avait pas d'internet, il n'y avait pas tous ces HLM. Avant il n'y avait pas autant d'étrangers et ceux qui étaient là étaient sérieux.
Je jouais avec un Brésilien là-bas et parfois j’allais Boulevard Raspail, c’est là qu’il y avait les musiciens, toute la grandeur.
Notre-Dame-des-Champs, c’était pour les peintres, certains étaient professeurs, d'autres étaient connus au Sacré-Cœur, Dali passait par-là avec son amie russe.
Dans chaque lieu il y avait une âme, j'y allais pour les retrouver. Maintenant tu trouves toutes les cuisines du monde au même endroit et tu ne fais même pas attention à tout ça. Nous sommes devenus civilisés, madame, trop civilisés, pourtant nous ne nous rencontrons plus. »
Abdul aspire une bouffée de sa cigarette, lentement, comme si tout le temps du monde était contenu dans ce seul geste et dans la sensation qu'il génère dans son corps. Il sourit, et moi aussi. J’ai l’impression de l’entendre jouer avec son violon alto à la gare de l'Est, devant un grand sound system, sous la tour Eiffel, à l'Unesco, boulevard Raspail... Tant qu’il y a des instruments et que les gens écoutent, nous sommes proches du ciel et cela nous suffit.



« J’ai vécu partout à Paris, je bougeais avec la musique. J'ai vécu à Saint-Germain-des-Prés, Malakoff, à l'Unesco, boulevard Raspail, à Clamart... Tu payais environ 50 francs par an et tu pouvais jouer de la musique, apprendre ce que tu voulais, c'est comme ça que j'ai appris l'histoire africaine à la Sorbonne, le français, le droit, la musicologie. Avant, les gens apprenaient des choses pour connaître, pour se connaître, maintenant ils oublient, c'est tout.
Tu sais, la vie est comme un instrument, tu dois apprendre à écouter avec tes oreilles si tu veux reconnaître les notes et jouer après. »
Alors qu'il tourne ses poches à la recherche de quelque chose, les cheveux d'Abdul deviennent argentés et quelques rides apparaissent au milieu du sourire de son visage, nous sommes à Réaumur - Sébastopol maintenant, dans les années 80-90.

« Tu vois ça ? C'est une carte à puce, les gens achetaient des cartes comme ça car il y avait un secret à l'intérieur. Un jour, un homme m'a donné ces cartes, des cartes personnalisées, et m'a dit de les vendre sur les Champs-Élysées pour 300-500 francs, les gens dépensaient beaucoup d'argent pour ces cartes, ils les collectionnaient. Ce n'est que plus tard que j'ai appris que M. Roland Moreno était millionnaire et que, de temps en temps, il visitait ses usines pour prendre des cartes, il les vendait chères à ses amis, mais pour moi c'était cadeau. C'est lui qui a inventé ces cartes avec les secrets à l'intérieur, ce sont celles que l'on utilise aujourd'hui pour aller à la banque, pour le téléphone, elles sont partout.
Tu sais, dans une journée on rencontre beaucoup de choses. Peut-être que l'individu en face de toi sera armé ou bien il te donnera un cadeau. Tu ne peux pas tout savoir, tu ne peux pas tout contrôler, tu peux juste être là. »
Le pas d'Abdul est calme, rien à voir avec la foule qui l'entoure, tout à fait reconnaissable, comme une tache rouge sur une nappe blanche. Il rit sous sa moustache en changeant la chanson qu'il écoute sur son téléphone, la route est longue et nous ne connaissons pas sa destination.

« J’habite aux Gobelins depuis 20 ans, je suis arrivé quand ils ont déplacé mon école de musique de la rue de Vaugirard à l'avenue des Gobelins. Je jouais du violon tous les jours, tous les jours. Puis, les Africains qui étaient là ont voulu accorder mon instrument et ils ont fini par casser les cordes, arracher le chevalet. Je ne sais pas pourquoi ils l'ont cassé, parfois tu ne sais pas pourquoi mais tu ne pourras pas garder ce que t'aimes le plus, c'est comme ça.»
L'expression d'Abdul devient sérieuse et mélancolique pendant quelques secondes, puis il prend un de ses livres et me l'offre en souriant.

« Tu aimes Victor Hugo ? Ce recueil est magnifique. Quand j'allais écouter des cours à la Sorbonne, les professeurs, à la fin du cours, recommandaient des livres à prendre à la bibliothèque Beaubourg parce qu'ils pensaient qu'ils étaient vraiment intéressant pour les élèves, et tu allais à la bibliothèque pour le prendre pour de vrai et tu revenais ensuite aux cours, pour écouter, même si tu ne comprenais pas. Cela n'existe plus, les gens pensent qu’au pouvoir, ils promettent de prendre des livres et ils oublient au long de la journée. »
Abdul glousse à nouveau, il a une voix aussi légère que les fines rides qui traversent son visage.
Tout ce qu'il reste de l'intégrité de ce monde est dans ses yeux concentrés et ses oreilles ouvertes.
« Le monde a changé, les Africains ont changé, ils étaient gentils avants, maintenant ils essaient de me dominer, tout le monde veut le pouvoir et pour l’avoir ils pensent seulement à détruire. Il y a une méchanceté qui n'existait pas avant, tu dois faire avec. La vie m’a appris qu’il y a toujours du bien et du mal, toujours. Même ceux qui vont à l'école peuvent choisir le mal, il s’agit toujours de choix finalement. Mais, si tu écoutes les gens, tu peux les comprendre même quand ils te torturent.
Et toi, est-ce que t’écoutes? »