« ​​​​​​​Dans la bande sonore du film de ma vie, il y a toujours du jazz et c'est bien, tu sais, c'est bien. »
D'une radio voisine, Erroll Garner confirme langoureusement la phrase qui vient d'être prononcée. 
Un homme en chair et en os, quant à lui, prépare une pipe mais ne l'allume pas, sans doute en hommage au compositeur qui, à défaut de pouvoir lire une partition, entendait les notes à l'intérieur [1].

Autour de nous, la gare Saint-Lazare (Paris 9e) se tait, la passerelle qui permettait aux bourgeois et autres voyageurs prestigieux de se rendre directement de la gare à l'hôtel Terminus (l'actuel Hilton) reste dans l'obscurité [2].

Patrick allume sa pipe et donne de la voix à son histoire. Des fleurs sua [3] de plus en plus nombreuses colorent mes pensées de blanc, nous sommes à Hanoï, nous sommes au Vietnam et nous sommes en 1940.



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 « ​​​​​​​Il faut commencer par le début, mon père a rencontré ma mère à Saïgon, il y a vécu en exil, mais je te raconterai cela plus tard. Ma vie est comme des poupées russes, dans chaque poupée il y a une poupée plus petite et elles s'emboîtent parfaitement l'une dans l'autre, tu comprendras.
Pour l'instant, il suffit de dire que je suis né dans la partie nord du Vietnam, qui s'appelait à l'époque l'Indochine ou ‘la belle colonie’ et comprenait : le Tonkin en haut, l'Annam au milieu et la Cocincina au sud, je suis né dans la province du Tonkin.
Ma mère est tombée enceinte en 1940 et mon père est parti au combat juste après, il a vécu deux guerres : la guerre de 14-18 et la guerre de 40-45. C'était deux fous mes parents, avoir un enfant en pleine guerre c'est de la folie... » ​​​​​​​
Je regarde autour de moi, chaque objet sur la table suit la géométrie de la règle, même la pipe dans la paume de la main gauche de l'homme né au Vietnam. 
Des rhombes [4]  arrondis m'observent à quelques mètres, j'ai l'impression qu'ils étudient comment ils peuvent me situer dans le contexte aussi. Puis il détourne le regard, comme s'il cherchait dans les tiroirs de la mémoire un souvenir qui sent les fleurs de xoan [5], avant de reprendre la parole.

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« La guerre s'est terminée en mai en France et en août en Indochine. 
C'était une période compliquée pour les Français en Indochine, ils étaient enfermés dans des camps de concentration ou torturés. Mon parrain Louis faisait partie de la résistance en Indochine, il a été capturé par la Gestapo japonaise, torturé et fusillé, mais il a été sauvé par un étrange concours de circonstances... Mon père, quant à lui, a été grièvement blessé, a été laissé à mourir dans un coin car le seul hôpital de Saïgon n'était pas équipé pour le sauver, mais il a pu être opéré lorsque les vols ont repris pour la France. 
Même quand on se croit mort, il peut se passer quelque chose d'autre, de totalement inattendu. »
Patrick porte sa pipe à ses lèvres, le tabac qu'elle contient s'enflamme, la fumée se déplace dans l'espace, comme des morceaux de sapin recouverts par-ci par-là de résine, comme la guerre et la paix dans différentes parties du monde.
« Cela te dit quelque chose, ‘le 'Dakota DC 3'[6] ? C'est le surnom de l'avion qui a été utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, ma famille et moi l'avons pris pour partir opérer mon père en France. 
Le DC 3 avait des bancs au lieu de sièges, comme dans les avions pour les parachutistes lorsqu'ils sautaient. Quand j'y pense, ces avions à moteur étaient extraordinaires. 
De plus, il fallait trois ou quatre jours pour arriver à la destination finale, on ne volait pas de nuit.
Ainsi, après avoir passé une nuit à Calcutta, une à Karachi, une à Bahreïn, une au Caire et une à Rome, la première chose qui m'a surpris lorsque nous avons atterri à Paris, c'est l'hiver : jusqu'à l'âge de cinq ans, j'ignorais l'existence du froid. En France, j'ai découvert les quatre saisons : le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. J’ai découvert le rythme du paysage et qu'on ne peut pas tricher 
avec la terre ! »
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Patrick parle entre des bouffées de fumée courtes et régulières, le Paris de l'après-guerre est en noir et blanc. Tout le monde marche en silence, ils oublient vite la douleur de ce temps.

Lui et sa famille voyagent sur quatre roues à travers les petits villages de montagne français. Puis soudain son père récupère sa santé et ils retournent habiter le pays qui ne connaît pas l'hiver.
« Voici une autre poupée russe de ma vie : pendant la Première Guerre mondiale, mon père a été hospitalisé en France et y a rencontré une infirmière de la Croix-Rouge ; ils ont eu un fils, mon demi-frère, Jean-Pierre, qui a 20 ans de plus que moi. Le mariage n'a pas fonctionné, ils ont donc divorcé, mais dans la France des années 20 et 25, le divorce n'était pas du tout accepté par la société, surtout dans une famille bourgeoise catholique du nord de la France, alors c'était soit on se tue carrément, soit on s'exile. Mon père s’est exilé à Saïgon, et c’est là qu’il a rencontré ma mère. 
T’aurais fait quoi ? »
Les gestes de l'homme qui parle sont aussi lents et mesurés que ses paroles. 
L'histoire reprend, Patrick a huit ans, on frappe à la porte et il découvre qu'il a un frère. Quelque temps plus tard, il comprendra que la vérité d'un geste doit être recherchée bien au-delà de ce qui est dit très rapidement.
« Je n'ai vu mon frère Jean-Pierre qu'une seule fois, en 1948, lorsqu'il s'est présenté à notre porte. Deux choses m'ont marqué chez cet homme qui venait de Suisse : il m'a apporté du chocolat suisse, le fameux chocolat suisse, et un couteau suisse à plusieurs lames en me disant : ‘Petit frère, c'est un cadeau pour toi’.
Et puis un soir, en rentrant de l'école, ma mère m'a dit : ‘J'ai une triste nouvelle, va voir ton père, il a reçu un télégramme, Jean-Pierre est mort’.
Eh bien, après discussion, j'ai appris qu'il était mort dans un accident de voiture... Plus tard, quand ma mère est décédée, je suis tombé sur des lettres, je vais être bref : mon frère Jean-Pierre était un artiste homosexuel et dans la Suisse très fermée des années 50, il n'était pas possible d'être ces deux choses disons, donc il était marié et travaillait dans une banque mais le soir il sortait, allait dans des clubs spécialisés, trouvait son amant ou ses amants. En fait, ce qui a dû se passer, c'est qu'un beau jour, il n'a plus supporté cette double vie, c'est-à-dire avoir une femme, avoir un enfant, travailler dans une banque et ne pas pouvoir vivre comme il l'entendait, et il s'est suicidé, il s'est tiré une balle dans la tête.
Chaque famille cache des rébus, des mystères, qu'il faut retracer, mais rien de tout cela ne devrait pousser un être humain à s'autodétruire. »
Patrick reste silencieux quelques secondes, puis redevient un enfant. A treize ans, il sait déjà conduire une voiture, tandis que la couleur des fleurs qui inondent les boulevards du Tonkin marque le passage d'une saison à l'autre [7] . Ceux qui y vivent dans les années 1950 ne savent pas que la ville est déjà en train de changer, comme les poissons, bougeant leurs nageoires sur les fonds marins, ignorent qu’ils deviendront un jour des déserts arides.

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« Certains font des rencontres "one shot" comme disent les Américains et c'est tout, c'est-à-dire qu'ils rencontrent une fille au bar et c'est tout. Je ne suis pas comme ça moi, je n'aime pas les femmes pour le sexe, le sexe est important bien sûr, mais si vous n'êtes pas amoureux, ça ne compte pas...
Dans ma vie j'ai rencontré une vingtaine de dames de cœur, le problème c'est quand la dame de cœur dont on tombe amoureux devient une dame de pique, c'est-à-dire qu'elle te fait du mal, soit elle s'en va, soit vous êtes obligés de vous séparer...
De 20 à 50 ans, j'ai passé mon temps à regarder des dames de cœur se transformer en dames de pique, et à la fin je me dis : “Même si ma vie devait se passer comme ça, on s'en fout, ce n'est pas comme si j'étais malheureux tu sais... »
Je souris, il pose sa pipe et désigne au loin une voiture de sport, une dame de cœur fidèle à l'homme qu'elle a rencontré depuis de nombreuses années.
A dix-huit ans, Patrick vogue entre jam sessions au Caveau de la Huchette (Paris 5e) et dames de cœur à l'entrée d'un restaurant ou à la sortie d'un cinéma.
« J'ai déménagé à Paris pour mes études universitaires. J'ai vécu à la Cité Universitaire (Paris 14e) à l'intérieur de ‘la Maison de l'Indochine’[8] . Le Quartier Latin et Saint-Germain (Paris 5e et 6e) étaient les capitales intellectuelles de la France, c'étaient les endroits où il se passait vraiment des choses, c'était coloré, pas comme à la fin de la guerre.
C'est à cette époque que j'ai découvert Sidney Bechet, Louis Armstrong. Une dame de cœur à l'époque m'a fait écouter pour la première fois le Modern Jazz Quartet... C'est la musique de ma génération, celle des années 60, et tu sais, quand quelqu'un meurt, comme Tina Turner, même si tu n'as jamais vraiment connu cette personne, c'est comme si quelqu'un de ta famille mourait. Si elle meurt, une partie de la bande-son du film de ta vie disparaît aussi. »

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Patrick s'attarde quelques secondes sur la dernière phrase, pas de changement dans le ton de sa voix, au contraire ses paupières battent instantanément.
Ce qui m'impressionne chez lui, c'est l'importance qu'il accorde à chaque phrase et les métaphores qu'il emploie pour en expliquer le sens.

Une nouvelle bouffée de sa pipe me transporte dans le Paris des années 60.
« Les cafés d'avant n'étaient pas de simples cafés, on n'y allait pas seulement pour prendre un café, j'y allais toujours avant d'aller travailler. 
J'avais un plan précis lorsque j'entrais pour la première fois dans le café du quartier où j'habitais : je devenais ami avec le patron du café, je lui expliquais que j'avais donné le numéro du café à mes fiancées ou à mes copines et je lui demandais s'il pouvait prendre leurs messages et l'heure de les rappeler....
On pouvait attendre jusqu'à six mois avant d'être rappelé, les relations étaient différentes... Maintenant, on s'envoie quelques textos et puis à un moment donné, eh bien, le temps passe et l'intérêt aussi. »
Les années se comptent avec les feuilles de papier quadrillé que Patrick dépose dans les bars qu'il fréquente et le nombre de virages entre Paris et le Sud de la France. 
Il travaille près de la gare de Saint Lazare, à la Fédération Française de Voile [9] , la vapeur des trains se fond au son du sifflet, les trains roulent à 100 km/h, parcourent la France entière, permettent aux passagers d'enregistrer avec leurs yeux les variations du sol qu'ils traversent.
Tout le monde regarde par la fenêtre, personne n'est au téléphone, ils sont connectés à ce qui les entoure véritablement.

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« Il y a quatre ans, il s'est passé quelque chose qui a complètement changé ma vie, ça a commencé le parcours du combattant...  Je suis parti à l'hôpital pour un truc simple qui devait durer juste une journée, et j'ai été hospitalisé pendant un an et demi.
On m'a opéré quatre fois et quand je me suis réveillé après le coma, on m'a dit que j'allais être dans le fauteuil roulant et adapter ma maison à la nouvelle situation. J'ai répondu : "Non, mon père a réussi à mener une vie normale dans les circonstances dramatiques de la guerre, je pourrai faire de même". 
Tu sais, quand j'ai rencontré mon père, il n'avait que deux doigts à une main et trois à l'autre, et tout au long de sa vie, il a eu des maux de tête terribles à cause d'éclats d'obus qu'on n'arrivait pas à enlever, mais malgré tout cela, il a mené une vie normale. 
Sais-tu ce que je pense ?
La tête commande et le corps exécute et surtout, l'important est de se relever, peu importe que l'on tombe, en fait, il faut tomber.
Si tu peux te relever, tu es vivant. »
Je regarde les deux cannes l'une à côté de l'autre, près de la chaise. 
J'imagine Patrick se relever à 78 ans et même à 82 ans, faire face à la tempête même si les roues qu'il conduit ne lui permettent pas de suivre une ligne droite.
« Je suis resté avec une Dame de Cœur pendant trente ans et j'ai toujours pensé qu'elle me quitterait pour quelqu'un de plus jeune car nous avions vingt-deux ans d'écart. Finalement, c'est moi qui suis parti à l'âge de 78 ans. Ce qui a permis à ce mariage de tenir est un mystère. En tout cas, tout s'est passé peu de temps après ma sortie de l'hôpital. De retour à la maison, je me suis senti comme un étranger, c'était comme si je n'existais pas pour ma famille, quand j'entrais dans une pièce, ils arrêtaient de parler par exemple... Alors j'ai fait ce que les gens faisaient à l’époque de mon père ou comme on pouvait le voir dans certains films anciens : "J'ai pris mon chapeau et ma canne et je ne suis jamais revenu".
Je voulais redevenir un homme libre, la liberté n'a pas d'âge. »
Patrick se lève et me propose de le suivre, j'entrevois un univers de roues et d'outils à côté de la voiture jaune. 
Il marche d'un pas assuré, monte sur un side-car et se perd entre les rosiers et les arbres qui touchent à peine le ciel, il ne se retourne pas, il montre du doigt la mer cachée on ne sait où derrière.
« Je pense que le point de non-retour avec mon ex-femme a été son opposition à l'achat du side-car, elle pensait que j'étais fou.
J'ai commandé le side-car alors que j'étais encore à l'hôpital, même si je n'étais pas sûr de pouvoir monter dessus. Au lieu de cela, j'ai parcouru 600 km à l'aller et 600 km au retour pour voir la mer, en mémoire d'un ami qui était décédé. 
Dans mon état, c'était un exploit mais cela m'a permis de faire un pas vers la liberté, je me suis senti à nouveau autonome, à nouveau libre, à nouveau homme, à nouveau heureux.
La vie doit être comme un tableau, qui prend des formes différentes selon les coups de pinceau qu'on lui donne. Un jour, on peint son visage, puis ses mains, et à la fin on obtient un tableau ; les coups de pinceau sont les moments de bonheur que l'on vit, on crée des moments de bonheur. 
Et toi, est-ce que tu crées des moments de bonheur ? »

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