
« Je n'ai pas de musique qui me convienne plus qu'une autre, j'aime tout.
Mais quand je pense à mon milieu, c'est différent. Tu vois ? »
Deux yeux couleur ciel, d'une teinte plus claire que la bague qu'il porte au majeur, me regardent comme si c’était une évidence, puis entonnent une mélodie.
A une poignée d'immeubles du bar l'Atlas (Paris 6e), je me retrouve dans un petit bâtiment qui sert de sanctuaire au rhum cubain et au rythme caliente ; c'est là que je retrouve Serge dans les années 1960, il n'est guère plus qu'un petit garçon qui accorde sa guitare à ce qu'il capte, à l'oreille et au feeling.

« L'Escale [1], rue Monsieur Le Prince (Paris 6e), était l'endroit où tous les Sud-Américains se retrouvaient lorsqu'ils arrivaient à Paris ; c'était un tout petit immeuble qui appartenait à un groupe de chanteurs espagnols appelés les Machucambos [2].
Au rez-de-chaussée, il y avait un club folklorique avec de la musique péruvienne et colombienne, et au sous-sol, on jouait de la musique cubaine ; c'est avec eux que j'ai appris le folklore sud-américain et espagnol, en jouant de la guitare...
Maintenant, nous commençons à nous approcher de mon véritable milieu, de mon héritage culturel, tu vois ? Nous nous approchons du début... »
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En suivant les pas du jeune guitariste, j'observe juste derrière lui deux autres musiciens aux instruments à cordes et au toucher fin.
Dans la cave qui sert de scène, je croise Gabriel García Márquez, Atahualpa Yupanqui, Brigitte Bardot et Paco Ibañez, parmi tant d'artistes devenus célèbres par la suite.
Les lumières s'éteignent, le décor change : nous sommes dans une ville française à mi-chemin entre la salinité de la mer et la fraîcheur de la montagne, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans un petit édifice, une femme fredonne quelque chose à son enfant ; non loin de là, son compagnon joue de l'accordéon au pied des immeubles lyonnais, des concitoyens heureux sortent des fenêtres et font pleuvoir des pièces de monnaie enveloppées dans du papier.


« Mon nom, Serge Camps, est un nom catalan. Mon père était originaire de la province de Teruel, en Espagne, et ma mère était ukrainienne. Ils se sont rencontrés pendant la guerre, dans les camps de travail en Allemagne, ce n'était pas des camps de concentration, les Allemands prenaient les prisonniers de guerre comme mon père et les enfants valides comme ma mère, déportée à l'âge de 13 ans et restée là jusqu'à ses 17 ans. la journée ils travaillaient dans les camps et sur les chemins de fer, la nuit ils rentraient au stalag [2], c'est mentionné dans le livre de Cavanna, "Les-Russkoffs" [3] et dans le film "La Vache et le Prisonnier"
[4] avec Fernandel.... En tout cas, ils se sont rencontrés là et ils étaient tous les deux musiciens, elle chantait du folklore ukrainien, russe, etc. et mon père faisait de l'accordéon et de la guitare. C'est grâce à ma mère que j'ai appris le folklore, j'adorais cela quand j'étais petit... »
Je saisis la silhouette de l'homme qui parle : les rayons timides du soleil de l'Europe de l'Est, les cheveux et yeux clairs ; la fureur de la province espagnole dans le ton de voix et la couleur du teint.
Lui passe rapidement d'un sujet à l'autre en suivant une structure précise : d'abord il étire légèrement les cordes et les mots comme s'il s'agissait de muscles à solliciter avant un marathon, puis il les fait exploser dans l'air à toute vitesse, en faisant vibrer jusqu'aux vitres de la porte d'entrée.
[3] Mot utilisé pour indiquer les camps de travail créés pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Pour plus d’informations cliquer ICI
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« Chaque pays a son propre folklore : le folklore italien n'a rien à voir avec le folklore espagnol, le folklore russe n'a rien à voir avec le sibérien ou l'ukrainien. Même les régions ont leur propre folklore à 100 %, tu vois ? Mon groupe et moi, nous prenons ce qui peut être tiré du folklore d'un endroit et nous le recréons à notre manière, avec deux guitares et une contrebasse. Ainsi, un Cubain qui nous écoute a instantanément l'impression de retourner à Cuba, par exemple.
Dimanche on joue à la Chope aux Puces [6] ( Marché aux Puces de Saint-Ouen, 93400), viens, tu comprendras mieux. »
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Dès le début de la rue des Rosiers, je suis fascinée par une enseigne en forme de guitare, en équilibre entre béton et ciel. Passée la première porte, je suis scotchée par un jeune homme au violon tendu, un trio de musiciens et une foule en délire. Au-delà du couloir, j'ai l'impression d'être dans une fête foraine où le temps est suspendu.
Au centre, Serge joue accompagné de deux musiciens et d'un chanteur qui bouge les mains et le menton en rythme. Autour d'eux, des guitares encastrées dans les murs se perdent parmi les tables dressées, des chevaux de différentes tailles et des visages d'autres époques, tout semble provenir d'un pays que je ne saurais pas deviner.



« La Chope des Puces est un club de jazz manouche, ils font de la musique comme nous, leur folklore est très similaire au folklore slave dans lequel j'ai grandi, c'est le milieu d'origine dont je te parlais tout à l'heure. Nous devions un jour ou l'autre nous rencontrer, c’était inévitable, voilà. [7] »
[7] Spécification de Serge : 'En anglais gipsy est un mot qui englobe tout ; en général, il s'agit d'un peuple parti des Indes orientales, aux 10ème et 11ème siècles, et qui s'est arrêté un peu partout.... Donc d'un côté les gitans européens, les manouches du nord : les gitans russes, les gitans hongrois, les gitans polonais, et chacun d'entre eux a son propre folklore ; les autres se sont arrêtés en Espagne, ils ont été influencés par le folklore espagnol donc disons que leur folklore est resté très 'spécial' et difficile à jouer pour nous.'
Peu à peu, je commence à saisir le sens des paroles de Serge, c'est comme si je partais d’une seule note pour découvrir toute la symphonie sur la partition ; derrière lui, la statue d'une voyante semble esquisser un sourire.

L'homme aux yeux couleur ciel et au ton grave revient sur la scène. Cette fois, il a un peu plus de dix ans et s'entraîne à lire les notes à l'oreille et de mémoire, ses parents le corrigeant, avant de partir faire des acrobaties musicales à la tombée de la nuit.
« A Lyon, tout le monde disait à mes parents qu'il fallait aller à Paris si on était musiciens. Donc nous avons déménagé dans un hôtel du 14e arrondissement entre 1950 et 1955. Je n'ai aucun souvenir du quartier ni de l'école, je ne suis pas fait pour ça. Mais je me souviens très bien que mon père allait tous les jours avec son accordéon ou sa guitare chez ma mère et entonnait une mélodie pour lui demander de travailler sa voix.
Pour le reste, nous écoutions de la musique 24 heures sur 24, tous les genres, du jazz à la musique classique française, absolument tous les genres... En fait, dans tous mes souvenirs, il y a de la musique. »
Dans le Paris des années 1950, le goût amer de la guerre est encore frais dans la gorge, tout le monde veut s'amuser, danser sans réfléchir, sentir le sucre sur le palais.
Serge grandit en aiguisant son oreille musicale, sa mère se produit presque tous les soirs dans le premier cabaret russe de la ville : ‘Le Novy’ [8] rue Faustin Hélie (Paris 16e) et son père joue de l'accordéon ou de la guitare au milieu des paillettes et des plumes au ‘Lido’ [9], sur les Champs Elysées (Paris 8e).
De bars en restaurants, de salons de thé dansants en cabarets nocturnes, ils grattent à toute heure.
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« Je devais avoir 14 ou 15 ans au plus quand j'ai vraiment commencé à jouer de la guitare, c'était l'époque des grands groupes de rock français et la guitare était à la mode ; un jour, un copain d'école m'a demandé si je voulais jouer pour le bal de fin d'année, j'allais aussi être payé. Lorsque j'ai compris que je pouvais vivre de la musique, qui était ma passion, j'ai arrêté l'école et je me suis consacré uniquement à la musique, mon père était fou de joie... Alors j'ai commencé à jouer un peu de tout, quand on vit de la musique, parfois on fait des choses qu'on aime, parfois un peu moins, on s'en fout...
Parfois tu as des mois difficiles et parfois tout va bien, des périodes calmes et des périodes diamétralement opposées, mais c'est pas grave si tu continues à jouer, tu vois ? »
En mai 68, Serge endosse le rôle de chauffeur d'un colonel et, au coucher du soleil, monte à Montmartre (Paris 18e) où la vie se poursuit.
Il continue à jouer le soir même si la loi l'empêche de travailler, il ne peut s'empêcher d'être fidèle à lui-même et à son essence.


« Après mon service militaire, j'ai repris la musique pour de bon dans les années 70... Je jouais dans le restaurant rue Lauriston (Paris 16e), et un soir, un chanteur d'origine russe, Ivan Rebroff
[10], nous a approchés Après l'avoir vu à la télévision à plusieurs reprises, nous avons accepté, mon guitariste et moi, de former un groupe pour l'opérette qu'il était en train de préparer, et nous avons travaillé avec lui jusqu'à sa mort ; il était appelé 'l'homme à la voix d'or'.
Tu sais, s'il était venu dîner le lendemain, il ne nous aurait pas trouvés et je n'aurais jamais bougé de Paris…, toute notre vie est déterminée par nos rencontres... »
Pour la première fois, le talentueux guitariste en face de moi se fige, ses yeux survolent l'océan jusqu'à rencontrer un pâturage où fredonne une alouette [11]. Du Japon à la Tanzanie, en passant par la Nouvelle-Zélande, la Chine et l'Allemagne, la symphonie de l'oiseau est jouée par les doigts de Serge sur la guitare, c'est un morceau roumain que le groupe du chanteur russe reprend sur scène un peu dans tous les coins du globe.
En trente ans de tournée, la capitale française a changé : des fêtes musicales improvisées de la place des Vosges (Paris 3e et 4e) et des commerces de proximité, il ne reste qu'une photographie défraîchie. Au port de l'Arsenal en revanche, (à la frontière des 4e et 12e arrondissements), le bateau dans lequel il vit est toujours bien amarré au quai, et la guitare de Serge n'a pas vieilli.
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« Quand je vivais sur le bateau, je devais sortir une fois par mois pour montrer au capitaine du port que le bateau était en bon état, c'est comme ça que ça marche, c'est obligé. A l'époque je vivais sur une péniche avec Elsa, puis j'ai vendu la péniche, nous nous sommes séparés et elle s'est remariée. Mais nous sommes restés "amis-amis", elle a même été mon témoin de mariage. Ce n'est pas parce qu'une histoire d'amour se termine qu'il ne faut plus jamais se parler... On a eu l'intelligence de ne pas se déchirer même si l'histoire d'amour était finie. »
Le musicien boit le verre devant lui et retourne sur scène.
Cette fois, ses doigts courent d'une décennie à l'autre, de l'époque où il jouait avec son père à celle où une jeune mariée se lançait dans une danse effrénée sous les notes yiddish ou françaises produites par son instrument.
Il ne lit jamais les notes sur la partition, il reconnaît la symphonie à chanter par ce qu'il ressent intérieurement.

«Pour moi, ce qui compte dans la vie, ce sont les amis et la musique. les objets n'ont aucune importance. Bien sûr, lorsque tu prends des choix dans la vie, tu dois les évaluer, d'une certaine manière, tu dois entraîner ton oreille très rapidement comme dans la musique. Il faut entraîner son oreille et sa mémoire, pour ne pas avoir à lire les notes pour savoir quoi faire. »
Le rythme des instruments brouille les visages et les détails des musiciens, je le laisse m'envahir et se libérer dans l'air. De loin, quelqu'un tape sur l'épaule de Serge et lui chuchote quelque chose à l'oreille, les autres ont déjà disparu de la scène.

« Quand je suis revenu à Paris après la période avec Ivan Rebroff, j'ai proposé à mon groupe d'aller jouer dans le métro Bastille (Paris 11e), évidemment j'ai d'abord récupéré 'le badge des musiciens du métro', on ne peut pas jouer sans l'avoir... Certains n'ont pas voulu venir, mais ceux qui sont venus ont joué pendant deux heures sans discontinuer. On a eu tellement de succès qu'un type nous a proposé un travail au Japon... En fait, que tu sois musicien ou pas, tu ne peux pas rester chez toi à regarder la télé, tu dois sortir, jouer même si tu n'es pas payé et t'amuser, tu dois jouer pour attirer les gens, te faire voir pour créer un terrain de rencontre pour ta vie....
Et toi, est-ce que tu crées un terrain de rencontre pour ta vie ? »